Tribunes

« Black Vernacular » – L’architecture comme pratique culturelle, bell hooks

Pour bell hooks, l’art et la culture constituent des champs de bataille où se rejouent certes les rapports de domination, mais où se profilent, surtout, les possibilités d’une lutte. Dans Art on My Mind. Visual Politics (1995), l’autrice défend une création artistique capable d’opposer une contre-narration à l’effacement culturel et identitaire.
Traduit en français pour la première fois d’après une proposition de Mathias Rollot, architecte et docteur en architecture, et Marine Beuerle, architecte et doctorante, le chapitre « Black Vernacular: Architecture as Cultural Practice » étudie l’architecture domestique et sa portée symbolique – à la fois reflet d’un statut social, chapelle de la mémoire et foyer des résistances.


Texte : bell hooks
Traduction : Jean-Marc Agostini, Marine Beuerle, Mathias Rollot

Le jour où, au lycée, on me demanda pour un cours d’arts plastiques de dessiner la maison de mes rêves, je le fis sans avoir conscience que les décisions que je prenais pouvaient être politiques. Chacune des idées que j’avais conçues quant à l’esthétique de ce projet s’ancrait en effet d’abord dans mon imaginaire – à commencer par l’idée d’un monde de liberté sans bornes où l’espace, et en particulier l’espace de vie, pouvait se concevoir en lien avec le seul « désir ». Je souhaitais avant tout avec ardeur tourner le dos aux réalités « politiques » concrètes, notamment les réalités de classe et, simplement, rêver. En nous donnant cet exercice – celui de construire la maison de nos rêves – notre professeur d’arts plastiques nous avait incité·es à mettre de côté tout ce que nous savions alors de l’habitat, et à ne penser l’espace qu’à travers notre imagination, à sonder le lien entre nos désirs, nos rêves, et la dimension pratique.

L’objectif, tel que je l’avais compris, était donc de concevoir le lieu que nous aurions rêvé d’habiter. J’ai commencé par dresser la liste de tout ce qui me semblait indispensable dans une maison : des montées d’escaliers, des alcôves de fenêtres où l’on puisse s’asseoir, quantité de coins et de recoins cachés. Sur le papier, cette maison laissait mes obsessions apparaître au grand jour. Je passais alors mon temps à lire, tout en vivant à l’étroit au milieu d’une famille très nombreuse. La lecture était à mes yeux une expérience délicieusement intime ; elle me permettait de me retirer, de m’isoler dans un silence protecteur, de m’absorber dans mes pensées. Dans la maison de mes rêves, il y avait toutes sortes d’endroits conçus pour rendre plus intense encore le plaisir de la lecture, des endroits pour s’asseoir ou pour s’allonger, des endroits où lire ou rêvasser – et la moindre parcelle d’espace était configurée pour se soumettre à ces désirs. On trouvait là des escaliers s’élevant à l’infini, des bancs de fenêtres et, à peu près partout, des pièces miniatures. Dans sa représentation, sa structure et sa conception, la maison que j’avais imaginée était un lieu consacré à l’accomplissement du désir, où toute notion de nécessité avait disparu.

Bien que je n’aie pas gardé de souvenir précis des plans définitifs, je sais que cet exercice m’a profondément marquée. Plus de vingt ans après, en fermant les yeux, je peux encore revoir cette maison telle que je l’avais dessinée alors. Amoureuse des fleurs, j’avais conçu les différents étages à l’image de pétales. Je m’interroge aujourd’hui avec une certaine fascination sur les raisons qui avaient bien pu pousser un homme, blanc, immigré italien, professeur d’arts plastiques dans lycée du Sud ségrégationniste, à encourager ses élèves à envisager la pratique artistique dans une relation intégralement liée au désir et à l’imagination. Avec le recul, il m’apparaît clairement que ce type d’exercice était précisément conçu pour détourner notre attention des réalités politiques, des différences de classe, de race et de genre qui nous séparaient et nous éloignaient les unes et les uns des autres. Avec ce type de projets, nous pouvions travailler en harmonie, concentré·es sur nos rêves ; nous pouvions faire comme si des liens nous unissaient – comme si nous étions les mêmes.


À lire : l’introduction du numéro d’automne 2025 du numéro 466 de AA – Colonialités, par Clémetine Roland et Anastasia de Villepin


L’exercice aurait été radicalement différent si l’on nous avait incité·es au contraire à une réflexion critique sur les espaces que nous habitions réellement, les quartiers et les maisons qui constituaient notre monde. Si l’on nous avait donné cet exercice-là, nous aurions appris à penser l’espace sous l’angle politique, à identifier qui contrôle et qui façonne notre environnement. Un tel travail aurait pu nous amener à prendre conscience des différences de classe, de la façon dont l’apartheid racial et la suprématie blanche modifiaient l’espace individuel, prédéterminaient l’emplacement et la nature des infrastructures, fabriquaient pour certaines et certains un sentiment de légitimité, chez d’autres, un sentiment de dénuement. À travers cet exercice, nous aurions pu nous retrouver confronté·es à toute la dimension politique de la propriété – non seulement à la question de qui possède et contrôle l’espace, mais aux liens qu’entretiennent pouvoir et production culturelle.

Si ce n’est pas ce travail-là qui nous fut demandé, ce n’est pas seulement parce qu’il aurait mis à mal et déboulonné l’idée que la démarche artistique et l’expression créative sont des actes politiquement neutres, mais aussi parce qu’il aurait du même coup fondamentalement remis en question la conception de l’art en tant qu’espace de transcendance, de l’art comme émergence d’une imagination absolument libre, échappant à toute entrave. Je ne me considérais certes pas comme politisée à l’époque, mais mon choix même de concevoir la maison de mes rêves en opposition au vécu qui était le mien – celui d’une enfant ayant grandi dans un espace exigu et surpeuplé, condition qui reflétait les moyens économiques de ma famille – montrait qu’à l’origine de mes rêves, de mes fantasmes et de mes désirs se trouvaient bel et bien des aspirations de classe. Cette maison rêvée n’était pas simplement le fruit d’une méditation abstraite sur le concept d’habitat ; elle s’enracinait aussi dans une reconnaissance concrète de ma propre réalité. En dépit de ses évidentes limites, l’exercice avait tout de même eu le mérite de nous faire prendre conscience qu’indépendamment de l’endroit où l’on se trouve, et quels que soient notre classe sociale, notre race ou notre genre, nous étions toutes et tous capables d’inventer, de transformer, de fabriquer de l’espace. Il aurait été particulièrement stimulant de devoir dessiner cette maison idéale puis, dans un second temps, de concevoir un espace capable de répondre cette fois à des besoins concrets, dans les limites imposées par notre vécu objectif.

Si ce devoir d’arts plastiques avait exigé de nous une approche à la fois imaginative et critique de notre habitat et de nos quartiers, celles et ceux d’entre nous qui ne venaient pas de milieux favorisés auraient eu l’occasion de s’interroger sur l’architecture et la conception d’espaces dans la perspective de leurs propres conditions de vie, présentes et à venir. J’ai grandi dans le Sud des États-Unis dans une famille noire de la classe ouvrière, et je ne me rappelle pas y avoir jamais abordé directement la question de nos réalités architecturales. Si notre toute première perception de l’architecture revenait à en faire le lieu du rêve et du fantasme, à la rattacher à la sphère de « l’impossible », rien d’étonnant alors à ce que beaucoup d’enfants issus des classes ouvrières et pauvres s’avèrent par la suite incapables d’envisager cette discipline comme une activité professionnelle et une pratique culturelle placée au cœur de notre rapport physique et imaginatif à l’espace.

La maison de mes rêves n’avait certes aucun lien direct avec les habitations qu’il m’était donné d’observer dans ma communauté – des espaces distincts, disjoints, ségrégués, où vivaient des Noir·es pauvres, avec ou sans emploi –, mais le lien entre ce lieu né de mon imagination et le monde dans lequel je vivais effectivement trouvait son origine dans les générations précédentes, constamment préoccupées par la question de l’espace, soucieuses de donner leur forme à nos environnements, et de les bâtir. Quoique pauvres, les communautés noires du Sud étaient en effet souvent riches de terres et, en tant que propriétaires fonciers, les gens s’y montraient donc particulièrement attentifs au bon usage de l’espace et à la construction de leurs logements. De nombreux récits de résistance et de lutte, depuis les temps de l’esclavage jusqu’à l’époque contemporaine, partagent une même obsession pour les dimensions politiques de l’espace, et en particulier pour le besoin de bâtir, de construire des habitations. Pour ces populations noires en effet, la liberté se définissait souvent comme la possibilité d’accéder à une existence où ils et elles exerceraient le contrôle de l’espace pour leur propre compte, où ils et elles pourraient imaginer, concevoir et créer des lieux à même de répondre à leurs besoins individuels, à ceux de leurs familles et à ceux de leurs communautés.

1. Beverly Buchanan, Lamar County, GA, pastel à l’huile sur papier, 2003
2. Saddlebag with Cotton, pastel à l’huile sur papier, 2003

À propos des illustrations : Beverly Buchanan est une artiste africaine-américaine, figure avant-gardiste du féminisme noir, reconnue pour ses petites constructions faussement naïves en bois et métal recyclés, inspirées des shacks (cabanes rustiques, anciennes fermes ou métaieries) qui parsèment le Sud des États-Unis, et particulièrement celles des communautés africaines-américaines.
Son travail fait actuellement l’objet de l’exposition monographique Weathering au centre d’art Haus am Waldsee, à Berlin, visible jusqu’au 1e février 2026.
© Courtesy of the Estate of Beverly Buchanan und Andrew Edlin Gallery, New-York

Le fait d’avoir grandi dans un monde où les Noir·es de la classe ouvrière, ou issus de la catégorie des « pauv’ gens » (po’ folk) – mais aussi de classes plus aisées – témoignaient d’une même préoccupation profonde pour une esthétique de l’espace m’a appris à concevoir la notion de liberté comme étant étroitement liée aux problématiques de transformation de cet espace. J’ai choisi d’écrire sur ces enjeux pour rendre compte des modalités de décolonisation des esprits envisagées comme des leviers d’opposition par ces populations noires, marginalisées, exploitées et opprimées, mais aussi pour documenter une généalogie culturelle de la résistance. Ce projet se démarque en cela de certaines formes de remémoration nostalgique consistant à ne se souvenir du passé que pour en tirer une carte postale stéréotypée sur « les gens de couleur en ce temps-là ». Tracer les contours d’une généalogie culturelle de la résistance dans sa relation à l’espace est indispensable à la « cartographie cognitive » évoquée par Fredric Jameson lorsqu’il soutient que, « au moins d’un point de vue empirique, on peut dire que notre vie quotidienne, notre expérience psychique, nos langages culturels sont aujourd’hui dominés par les catégories de l’espace plutôt que par les catégories du temps. » Je suis intimement convaincue que les Africains-Américains sont en mesure de répondre aux crises contemporaines auxquelles nous nous trouvons confronté·es, en tirant les leçons du passé et en prenant appui sur des stratégies d’opposition et de résistance qui ont autrefois fait la preuve de leur efficacité et qui, à l’heure actuelle, permettent de regagner du pouvoir.

Cet empouvoirement, je l’éprouve aussi lorsque je m’attache à reconstruire, par l’écriture, le continuum reliant une analyse de l’espace à ces architectures qui constituaient un aspect fondamental de l’existence dans Sud noir, pauvre et rural, même si le sujet n’était pas thématisé en ces termes. Lorsque le père de mon père, Daddy Jerry, métayer et paysan de condition, évoquait de façon très concrète son lien à la terre, son désir de posséder cette terre et de pouvoir y bâtir, il formulait non sans poésie le travail de l’espace, révélant et reflétant à la fois la texture même de ses aspirations. Je n’ai jamais compris d’ailleurs comment Daddy Jerry était « entré en possession » d’une parcelle de terrain ; come by, entrer en possession – c’était comme ça que l’on disait à l’époque. Ce terme pouvait renvoyer à toutes sortes de transactions différentes. Il pouvait vouloir dire qu’il avait acheté cette terre, qu’il en avait hérité, ou encore qu’il l’avait obtenue en échange de son travail. Sur cette parcelle, Daddy Jerry avait en tout cas bâti une maison. Je le revois encore, s’asseyant sous le porche avec mon père pour se lancer dans de grandes conversations au sujet de cette maison ; leurs discussions convoquaient une véritable poétique de l’espace, tout le bonheur qu’il y avait à laisser son imagination créative s’appliquer à son propre lieu de vie. Je me rappelle aussi ma déception en découvrant le petit cube de briques qu’il avait construit au bout du compte. Dans mon imagination d’enfant, j’avais projeté un espace tellement mieux adapté, tellement plus adéquat. Si j’avais compris alors l’étroitesse des liens politiques entre la classe sociale, la race et le genre dans ce Sud voué à la suprématie blanche, j’aurais sans doute regardé cette maison avec le même émerveillement que s’il se fût agi de ma maison préférée.

Mon admiration, je la réservais à la maison du père de ma mère, Daddy Gus, et de ma grand-mère maternelle, Baba. Artiste et couturière de patchworks artisanaux, Baba avait composé cette maison pour répondre à ses besoins, à ceux de son mari (lequel l’était depuis plus de soixante-dix ans), ainsi qu’à ceux de toute la famille qui venait les voir ou séjourner chez eux. Comme chez Eva Peace, le personnage de fiction créé par Toni Morrison dans Le chant de Salomon 1, la maison de Baba, avec sa structure en bois, était un endroit auquel venaient sans cesse s’ajouter de nouvelles pièces, à des emplacements improbables, des greffes bourgeonnant sur la maison, le plus souvent pour répondre aux désirs de celles et ceux qui viendraient occuper ces espaces. Dans la maison de Baba, la question de l’espace suscitait toujours une forme d’excitation – le sentiment que tout était possible. Chez elle, lieu d’habitation était synonyme de transformation perpétuelle. De toute évidence, l’absence de moyens matériels n’empêchait pas les Noir·es pauvres de la classe ouvrière (comme l’étaient mes parents) de se montrer créatifs dans l’invention de l’espace. La précarité matérielle restreignait certes le champ de ce que l’on pouvait faire de son environnement, mais il restait néanmoins toujours possible d’y apporter du changement.

La maison de ma grand-mère n’était en définitive pas très différente des petites bicoques où vivaient beaucoup de Noir·es du sud des États-Unis. La sienne était juste plus grande, et plus élégante. Ces constructions charpentées en bois, diversement frêles ou robustes, ont façonné ma représentation de l’architecture vernaculaire. Beaucoup de ces structures, bien que fragiles et, par conséquent, malmenées par le temps et par les éléments, sont toujours debout, et offrent une pléthore d’informations sur le rapport que les communautés noires pauvres et ouvrières des campagnes entretenaient à l’espace. Dans ses écrits, LaVerne Wells-Bowie, Africaine-Américaine et professeure d’architecture, met en lumière toute la portée de ces réalisations architecturales, dues le plus souvent à des gens qui n’avaient pas été formés pour ce métier, et n’avaient pas même appris les techniques du bâtiment.  Elle en conclut aussi que « l’architecture vernaculaire est une langue, la langue d’une expression culturelle », qui « montre bien comment l’environnement physique peut refléter la singularité d’une culture ». Dans le Sud, les petites cahutes construites le long des voies ferrées étaient souvent habitées par des familles nombreuses. Lorsque j’étais petite, je suis entrée un jour dans la maison d’une femme noire, très âgée, qui vivait dans une adorable petite bicoque ; je fus à la fois impressionnée et ravie par les petits lits d’enfants disposés un peu partout. Je garde en mémoire la sérénité qui se dégageait de ce lieu à la fois dépouillé et remarquablement ordonné. Cette expérience a contribué à bâtir le rapport que j’entretiens aujourd’hui à l’architecture d’intérieur et aux lieux d’habitation.

Beverly Buchanan, Three Families (A Memorial Piece with Scars), photos imprimées sur papier, 1989

Oeuvres visibles dans le cadre de l'exposition Beverly Buchanan. Weathering, jusqu’au 1e février 2026 au Haus am Waldsee, Berlin (plus d’informations sur leur site)

Bien souvent, les Noir·es qui vivaient dans ces bicoques en zone rurale, aux marges et en lisière des villes, considéraient le carré de jardin jouxtant leur maison comme un prolongement de leur espace habitable. Les plus grands soins étaient apportés à la plantation de fleurs, à la disposition d’un porche ou d’une balançoire. Dans une récente autobiographie, les sœurs Delany, deux vieilles dames plus que centenaires, décrivaient comment elles ont émigré vers le nord, pour finalement y faire l’acquisition d’une petite maison – et la sidération du voisinage blanc lorsqu’elles voulurent y ajouter un porche. En lisant cela, je me suis souvenue des conversations que je surprenais entre mon père et son propre père, lorsqu’ils s’asseyaient sous le porche pour partager leurs réflexions, leurs idées et leurs rêves. Les personnes issues de communautés qui ont été victimes d’oppression ou d’exploitation, contraintes par les circonstances économiques à partager avec beaucoup d’autres un espace de vie exigu, conçoivent fréquemment les abords de leur logement comme un espace liminal où il leur est possible de repousser les frontières du désir et de l’imagination.

Il est véritablement essentiel de garder vivants tous ces souvenirs : dans le monde actuel, on voudrait en effet nous faire croire que la précarité matérielle entraîne nécessairement une inaptitude à s’impliquer de façon constructive dans l’espace que l’on habite et, plus encore, une incapacité esthétique. Je suis très troublée lorsque j’entends dire que la beauté d’un espace, sa conception et son aménagement constitueraient l’apanage de certaines classes seulement. Les pauvres ont hélas été conditionnés en masse par les médias et les politiques consuméristes, et conduits à penser qu’en matière d’architecture ou d’esthétique, ils et elles n’auraient aucun « goût », aucun « style » – tant et si bien qu’ils et elles ont fini par renoncer à leur faculté de créer et d’imaginer, voyant dans cette capitulation la conséquence inéluctable de leur pauvreté. Rien n’oblige pourtant à assimiler la précarité matérielle à la pauvreté de l’esprit ou de l’imagination. Force est de constater en effet que, par le passé – et même dans les pires périodes d’oppression ou d’exploitation –, des Africain·es-Américain·es sont parvenus à trouver les moyens d’exprimer leur créativité, et faire la preuve de leurs talents artistiques. Ils et elles ont osé utiliser leur imagination à des fins d’émancipation.

Peu de critiques se sont penché·es sur le lien que les communautés noires ouvrières ou pauvres entretiennent à l’espace. Nous avons grand besoin d’études sur l’habitat qui disent comment la construction de logements sociaux – conçus et détenus par l’État pour le compte de populations économiquement défavorisées – a mis fin à l’existence de ces cahutes qui permettaient tout de même à celles et ceux qui y vivaient d’exprimer leur créativité individuelle en affirmant leur investissement esthétique et leur implication dans leur environnement. Les logements construits par les pouvoirs publics rendent impossible une appropriation singulière de l’espace que l’on habite, substituant à ces perspectives de création des plans standardisés – un règne de l’identique où tous les logements sont structurés de la même façon. Ces structures dictent clairement la manière dont les populations pauvres sont autorisées à envisager leur propre rapport à l’espace. Nonobstant votre niveau de pauvreté dans votre bicoque – et qu’elle ait d’ailleurs été ou non la vôtre – vous pouviez à tout le moins laisser vos désirs et vos besoins y décider de l’articulation entre l’espace intérieur et son environnement. Tout était à ce point expressif, sensible et révélateur des singularités que la pauvreté ne pouvait en aucun cas être considérée comme la source d’un manque de créativité ou d’une absence de possibles. La standardisation de l’habitat a au contraire entraîné à sa suite l’idée qu’être pauvre, c’était être réduit à l’impuissance, incapable de transformer de quelque manière que ce soit sa relation à l’espace. Dans bien des régions du Sud rural, ces cahutes constituent, aujourd’hui encore, des habitations capables de réfuter et de subvertir le récit déshumanisant appliqué aux capacités imaginatives des populations défavorisées en matière d’espace.

Cartographier une généalogie culturelle de la résistance, c’est aussi mettre en évidence la manière dont les populations africaines-américaines pauvres se sont servi de leur imagination pour transcender les limites. À mesure que les communautés noires intègrent plus complètement la question de la victimisation, impliquant que notre réalité ne peut se définir que par les conditions de notre oppression, cette histoire devient celle d’un assujettissement de la connaissance. Dans son essai Race and Architecture, Cornel West, philosophe et spécialiste des réalités culturelles de la ruralité, considère que « le plus grand défi d’une nouvelle historiographie de l’architecture est de faire en sorte que sa conception du « passé » et du « présent » sachent s’accorder avec le rôle complexe joué par les différences – qu’il soit question de la nature, du primitif, du dominé, du dionysiaque, du féminin, du noir, et ainsi de suite. » Pour relever ce défi, nous avons besoin d’espaces où il nous soit possible de penser, discuter et théoriser l’architecture en tant que reflet et vecteur de la culture.

Dans cette vision élargie et plus inclusive de l’architecture, le vernaculaire devient tout aussi pertinent que n’importe quelle autre forme de pratique architecturale. Cette perspective permet dès lors à la critique de théoriser l’expérience noire de manière à documenter plus largement nos rapports – passés comme contemporains – à l’espace et à l’esthétique. Trop peu d’universitaires ont théorisé l’expérience noire au prisme d’une vision centrée sur les classes ouvrières et défavorisées. Pourtant, ignorer ce point de vue revient à reproduire un corpus néocolonial par nature, en tant qu’il escamote et détruit avec violence ces savoirs assujettis qui ne peuvent émerger, subvertir et faire acte de résistance qu’à la condition d’être visibles et présents dans les mémoires. Documenter une généalogie culturelle de la résistance nécessite ainsi d’élaborer une théorie qui mette en lumière les pratiques culturelles à travers lesquelles se transforment les façons d’être et de voir les choses, une théorie qui résiste à toute récupération de la part des structures dominantes du pouvoir. Une historiographie subversive fait le lien entre les pratiques d’opposition du passé et les formes de résistance du présent, créant par-là même des espaces où il devient possible d’imaginer l’avenir autrement – de l’imaginer selon des modalités qui font de nous les témoins de notre propre faculté de rêver, d’aller de l’avant, par-delà les confins et les limites de lieux immuablement figés.

 

1. Note du traducteur : Le personnage d’Eva Peace mentionné par l’autrice ne figure pas dans Le Chant de Salomon (1977), mais bien dans Sula (1973).

 

bell hooks, Art on my Mind. Visual Politics, The New Press, 1995, 240 pages

 

 



Cette traduction est initialement parue dans le dernier numéro de AA – Colonialités, disponible sur notre boutique en ligne.

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