Poétique du divers
Aujourd’hui, l’adjectif « postcolonial » et son comparse « décolonial » font encore l’objet de débats dans la bouche des expert·es ; c’est pourquoi AA a adopté le terme de « colonialité », emprunté au sociologue péruvien Aníbal Quijano, pour intituler son numéro d’automne 2025.
Clémentine Roland et Anastasia de Villepin
« Agis dans ton lieu, pense avec le monde. »
Édouard Glissant, Introduction à une poétique du divers, 1995
Nées à la fin des années 1980 dans le monde universitaire anglophone, les études post coloniales ont permis d’éclairer, à la lumière des rapports de force des siècles précédents, l’identité d’une société, d’une nation, d’une communauté – colonisée ou colonisatrice – et son fonctionnement contemporain. Ces travaux continuent de montrer que la colonisation n’est pas un événement révolu, mais une structure qui conditionne nos pensées, nos espaces, nos cultures. Si, à l’heure actuelle, il n’existe toujours pas de consensus universitaire sur une définition précise du terme « post-colonial », les mécanismes de la domination sont, eux, connus, analysés, et la richesse des débats qui animent les intellectuel·les et chercheur·ses témoigne de la sensibilité du sujet.
C’est ainsi, pour éviter tout faux pas en assignant des mots infidèles aux pratiques présentées dans ce dossier, que nous avons préféré le terme de « colonialité ». Celui-ci désigne, selon le sociologue péruvien Aníbal Quijano, la matrice d’un pouvoir qui s’est constituée avec la colonisation et l’avènement du capitalisme et qui structure, encore aujourd’hui, l’ordre mondial.1 Elle suggère non seulement un état de fait, mais aussi la multiplicité des inégalités, que la simple signature d’un traité d’indépendance ne pouvait à elle seule défaire. Cependant, lorsqu’elle se pare des atours de l’universalisme, la colonialité joue tantôt la polyphonie (« je parle au nom de tous·tes »), tantôt la cécité miraculeuse (« je ne vois pas les couleurs »). C’est pour contrer ces contradictions et angles morts que nous avons choisi de mettre en lumière des témoignages, mémoriels ou identitaires, d’auteur·rices de leur propre histoire. Ceci afin de dessiner ce que l’universitaire Mame-Fatou Niang et l’écrivain Julien Suaudeau désignent comme un « universalisme postcolonial » 2 – un « humanisme à la mesure du monde », contre l’universalisme classique, « à la fois une fausse monnaie et un instrument de conquête, l’arme du crime et la rivière où on la jette ».
À lire en intégralité : l’éditorial du numéro « Colonialités »
Les pratiques présentées dans ce dossier sont la preuve que si la remise en question du colonialisme a toujours impliqué « boulets rouges [et] couteaux sanglants »3, la rencontre avec l’altérité n’est, elle, pas condamnée à se jouer dans la violence ou dans l’omission. Sortir de la colonialité, ce n’est pas seulement réviser un passé qui ne passe pas : c’est choisir des formes nouvelles de relation, où le pouvoir ne va plus d’un centre vers ses marges mais où les savoirs circulent, se négocient, se partagent et s’hybrident. L’architecte et chercheur Paulo Tavares fait état de ces liens nouveaux, qui veulent reconnaître au vivant non-humain la dignité de sujet plutôt que de ressource (p. 40). Dans l’art et l’architecture, les exemples se multiplient : l’artiste palestinienne Dima Srouji interroge les mécanismes intimes de la spoliation culturelle (p. 61), tandis que Vikramāditya Prakāsh soulève le tapis moderniste imprimé par les bulldozers de Chandigarh (p. 52) ; le collectif Buzigahill, en Ouganda, détourne les flux de la mode mondialisée (p. 46) ; à Hanoï, un musée de Nguyên Hà croise profane et sacré sous l’œil bienveillant des Déesses-mères (p. 76). Le langage lui-même devient terre d’inventions : la chercheuse Mylène Danglades raconte, en page 92, la possibilité d’un syncrétisme heureux incarné par les langues métissées. Pendant ce temps, l’art des Yolŋu, par ses cartographies narratives, soutient qu’un paysage n’est pas un vide à exploiter mais un tissu symbolique de relations spirituelles, politiques et écologiques (p.110). Ces gestes, amples ou mesurés, sont les composantes d’un mouvement ; ils n’écrivent pas un point final, mais esquissent les contours d’un commencement.
1. Aníbal Quijano, « “Race” et colonialité du pouvoir », Mouvements, n° 51, septembre-octobre 2007, p. 111-118
2. Mame-Fatou Niang, Julien Suaudeau, Universalisme, anamosa, 2022
3. Frantz Fanon, Les Damnés de la Terre, La Découverte, 2002 (1961)
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