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Tribunes

L’architecture par le haut [5/5]

Et si le salut de l’architecture ne passait pas seulement par l’ancrage au sol mais aussi par les airs ? Dans ce dernier volet d’une chronique en cinq actes, l’architecte Stéphane Maupin explore les mondes possibles offerts par la démocratisation des drones et autres engins volants.

Sortir l’architecture par le haut
Comment un Jeff Bezos déjoua l’apocalypse climatique

Stéphane Maupin

L’eVTOL entraîne d’innombrables questions d’actualité. Quid du dessin de la ville ? De celui d’édifices qui s’exploitent par le haut, par des engins venus du ciel ? Quel est l’impact de ces véhicules sur nos modes de vie (utilité, enjeux juridiques, bruit, sécurité, nuisances, infrastructures) ? Comment allons-nous « nourrir » l’afflux de ces véhicules en cette période de réduction énergétique liée au réchauffement climatique ? Comment vont s’organiser les pays en développement face à l’émergence de ce nouvel engin, et ses nouvelles pratiques, sachant que la démographie[1] africaine va s’élever à 60 millions d’habitants pour chacune de ses grandes villes à l’horizon 2100 (Lagos, Kinshasa, Dar es Salaam, Khartoum, Niamey…)

Et plus largement, quel projet durable l’eVTOL va-t-il soutenir ? En cet instant pivot de transition écologique, revenons-en aux fondamentaux dans le combat contre le réchauffement climatique : la réduction des Gaz à Effets de Serres (GES) et l’approvisionnement énergétique (les deux étant liés). Il faudra atteindre la neutralité carbone en 2050, et par là, supprimer les 52 milliard de tonnes de CO2 que nous déversons annuellement[2] dans les airs. Pour y parvenir, la recette est finalement très simple : il faut supprimer toutes les entreprises les plus polluantes, China Energy, Saudi Aramco et autres Gasprom ! Elles sont heureusement concentrées dans la production d’énergies fossiles (charbon, pétrole, gaz). Le palliatif énergétique est alors connu. Il est d’ailleurs féminin et s’appelle ‘la fée Électricité’. La production actuelle devra être multipliée par trois pour compenser ce qui aura été éradiqué.

© Stéphane Maupin

Les eVTOL tombent à point. Peut-être sont-ils le signe avant-coureur de la révolution énergétique à venir ? Tout d’abord, le carburant de ces engins est électrique. L’appareil n’émet aucun rejet de GES lors de ses déplacements. Bien sûr, il faudra l’alimenter en amont, mais il est totalement non polluant et silencieux. Ensuite, le coût énergétique d’un véhicule électrique est quatre fois inférieur à celui d’un véhicule thermique. Enfin la puissance d’un eVTOL est aussi quatre fois inférieure à celle d’une automobile. Et pas n’importe laquelle… Il faudrait une Lamborghini Aventador S roulant à fond pour rattraper la course de quatre personnes voyageant en eVTOL.

L’aspect le plus intéressant de l’eVTOL est surement sa capacité à s’affranchir des routes ordinaires. Puisqu’il vole tous azimuts, l’engin peut choisir le chemin le plus direct, indépendamment du relief ou des obstacles. Le plus difficile consistera à éviter le télescopage avec ses congénères. Justement, l’IA[3] y travaille. Résoudre la coordination de tous les logiciels de navigation est la difficulté à surmonter. Aller là où les autres ne vont pas serait la caractéristique essentielle de l’eVTOL.

Il possède ainsi la capacité de surmonter tous les déserts urbains. L’eVTOL deviendra le facteur moderne, une sorte de pigeon voyageur teinté de R2D2… On imagine facilement approvisionner régulièrement un village autarcique ou une île perdue… ou encore une mégalopole tentaculaire !

C’est peut-être sous cet angle que l’eVTOL se montre le plus utile. Quand le pasteur de la Redeemed Christian Church of God à Lagos voudra récupérer son missel oublié à la St Anne’s Catholic Church de l’autre côté du lagon, il ne perdra plus quatre heures (dans le meilleur des cas, vu le trafic), pour un aller-retour de 36 kilomètres sur l’Ojoo Expressway. Il suffira de 15 minutes à un eVTOL pour le lui acheminer.

On pourra toujours objecter que le litre d’essence est quatre fois moins cher au Nigeria qu’en France, soit 189 Nairas[4] (0,44 euros) contre 2 euros au 24 octobre 2022, permettant un acheminement bon marché. Pour autant, une telle course coûtera à l’ecclésiaste un dixième du salaire moyen en vigueur dans ce pays (18 000 Nairas par mois). L’électricité étant aussi quatre fois moins chère qu’en France (22,5 Nairas par kWh), on conclut que le retour de l’évangéliaire par les cieux aura fait gagner quatre heures de messe aux fidèles pour le prix d’une canette de Coca-Cola (80 Nairas), incluant 2 minutes d’appel à son homologue outre atoll. Une affaire rentable, non ?

Pour toutes ces capitales-états concentrant leur population sur un vaste territoire dénué de densité et de réseaux entretenus, l’eVTOL est une solution d’amélioration du quotidien. Outre la rapidité d’exécution, l’eVTOL va concentrer le fret dans les nues, et donc désengorger les flux terriens. Les autoroutes seront vidées des poids lourds. Les faubourgs verront la disparition des camionnettes sauvages de livraison. On peut imaginer un enlèvement des ordures ménagères par voies aériennes, supprimant, enfin, les engorgements des artères par les camions poubelles. Les rues parisiennes seraient enfin libérées d’une autre pollution, sonore cette fois, avec la fin des concerts de klaxons dès 15 heures l’après-midi… La disparition de véhicules dans les allées va bien sûr dans le sens d’une réappropriation de l’espace public par les citoyens.

Essayons de nous projeter dans ce futur proche… On se déplace maintenant à 400 pieds[5] au-dessus du sol. Les lignes de déplacements des Volocopters[6] se sont alignées sur les axes cardinaux parisiens. De la porte Maillot à la Gare de Lyon, d’est en ouest. De la Gare Montparnasse à la Gare du Nord, en passant par la rue de Rennes et le boulevard Sébastopol.

Pour sécuriser les parcours, les engins évitent de survoler les habitations. Ils survolent la Seine. Les canaux de navigation correspondent aux grands boulevards parisiens pour éviter toutes nuisances possibles (sonores, chutes, crashs). Les grandes opérations immobilières des années 2022 ont pu inclure des équipements permettant atterrissages et décollages d’aéronefs.

Ainsi, six nouvelles gares d’altitude ont été créées. La plus spectaculaire s’installant à proximité de la Sainte Chapelle sur l’île de la Cité lors de la transformation de l’ancien Palais de Justice. Elle autorise jusqu’à dix appontages de véhicules en même temps. Soit 600 rotations possibles par heure.

Quel sera le dessin d’une telle infrastructure ? À défaut, nous répliquerons, une fois de plus, tout ce que l’on reproche à la ville moche d’aujourd’hui. C’est-à-dire la même carte blanche offerte à la grande distribution qui, dans les années 1970, installa ses centres commerciaux en entrée de ville. Proposant ainsi un urbanisme « clé en main » et gratuit, faute d’édiles responsables et visionnaires. Pour citer Louis Kahn : « la première action de l’architecte consiste soit à retrouver le sens d’une croyance dominante, soit à trouver une nouvelle croyance qui soit en quelque sorte, dans l’air… »[7]

L’apparition de l’eVTOL nous renvoie aux fondamentaux de la fabrication de la ville, entre planification ordonnée et génération spontanée. Pendant 120 ans[8], les acteurs politiques se sont rassemblés autour d’une nouvelle science, l’urbanisme, doté d’instruments[9] pour un « projet d’embellissement et d’extension » de toutes les villes de plus de 10 000 habitants. Au fil du temps, le millefeuille institutionnel est devenu de plus en plus complexe, en même temps que le territoire s’édifiait. La stratégie des projets territoriaux est avancée par les ‘corps’[10] d’ingénieurs autour de grandes opérations de génie civil (voirie, réseaux, grands équipements, etc) définissant la configuration de l’espace. Les grands projets d’aménagement, portés par des exercices de planification réglementaire, se construisent dans le temps long sous le regard centralisé des commis de l’Etat, en naviguant entre logique fonctionnaliste et considérations patrimoniales.

L’action que le ministre Jean-Baptiste Colbert[11] a initiée pour les véhicules terrestres avec des voies carrossables s’est poursuivie patiemment pendant trois siècles. Il faudrait maintenant absorber ce qui vient du ciel en trois ans. Ce n’est pas étonnant. D’abord, la dynamique vient de fonds privés issus du Nouveaux Monde[12]. Le capitalisme attend un rapide retour sur investissement, ce qui implique une célérité du développement et de l’exécution. Ensuite, la relation à la ville comme entité immémoriale à préserver n’est pas ancrée aussi sévèrement dans les esprits yankees que dans celui de leurs antiques colons. Après tout, Los Angeles n’a que 150 ans d’existence. Son essor ne s’est produit que par la ruée vers l’or grâce à l’arrivée d’un nouveau moyen de transport mécanisé… Le train ! Et la transformation de ce village en ville s’est effectuée par l’avènement d’un nouveau combustible énergétique… Le pétrole ! La ville américaine, initialement inexistante, s’est taillé un costume sur mesure en incorporant les instruments naissants.

Plutôt que de conspuer les vils financiers, il est intéressant de regarder le comportement de nos hommes d’affaires respectifs de chaque côté de l’Atlantique. Nos milliardaires français financent des sarcophages pour y exposer leurs œuvres accumulées. Soit une totale orientation vers le passé et un intérêt pour la culture par mode défiscalisé. Ils n’interviennent que ponctuellement dans la Cité, si ce n’est pour poser des objets isolés et spectaculaires. Pendant ce temps, leurs homologues Américains dépensent leurs fortunes pour faire de leurs rêves l’actualité. Et démontrent ainsi une irrésistible confiance en l’avenir, pionniers d’un far-West qui reste à explorer. Ces magnats US n’hésitent plus à supplanter les administrations officielles et s’autorisent le droit d’imposer leurs propres matériels et infrastructures. Bye-bye la Nasa and LACMTA[13] !

Deux attitudes s’opposent. L’une veut être administrée en ‘top down’[14] centralisée. Le gouvernement planifie, et réalise. Les financements se font par l’impôt collecté.  L’autre agit en ‘bottom up’ éparpillé. Des systèmes indépendants se coordonnent. Les deniers proviennent de l’enrichissement personnel.

Une troisième voie apparaît sous forme d’une synthèse entre redistribution publique orchestrée et autorité individualisée. L’attention se porte aujourd’hui sur le Golfe persique où un roi (un émir) ordonne et paye. Cette zone géographique du globe veut être l’étendard d’un autre projet de civilisation. Même si le regretté Mike Davis y voit un cauchemar, où « Walt Disney rencontre Albert Speer sur les rives de l’Arabie »[15], Rem Koolhaas, toujours lui, y voit en même temps « qu’il y a bien une esthétique à l’œuvre, que nous ne pouvons peut-être pas embrasser, mais qu’il faut néanmoins prendre au sérieux »[16]. En trente ans, Dubaï, qui n’était qu’un sombre refuge de pirates et de pécheurs de perles, est devenue une capitale, celle des Émirats Arabes Unis. Elle est le miroir de cette Californie qui vit autrefois l’apparition du premier puit de pétrole. La croissance de la ville est stupéfiante, exponentielle, médusante, sidérante… Elle absorbe tous les phénomènes, toutes les technologies, tous les superlatifs. Pour célébrer son appartenance au monde du futur, après avoir commandé un métro Hyperloop, elle veut aussi être une des premières villes à bénéficier du déplacement aérien par eVTOL.


[1] Journal de l’économie du 07/02/2022 – Population urbaine mondiale en 2100 : 13 zones urbaines sur 20 seront en Afrique.

[2] Bill Gates, Climat, comment éviter un désastre, Flammarion

[3] L’intelligence artificielle (IA) est un ensemble de théories et de techniques capables de simuler l’intelligence humaine.

[4] Monnaie en vigueur au Nigeria

[5] 400 pieds = 122 mètres

[6] Volocopter est une société allemande basée à Bruchsal, fondée en 2011, qui développe, teste et réalise des appareils volants.

[7] ‘Silence and Light’, Conférence de Louis Kahn à l’ETH en 1969.

[8]  Honoré Cornudet propose une loi en mars 1919 portant sur les plans d’extension et d’aménagement des villes.

[9]  PAEE, SDAU, SCoT, POS, PLU, PLU-i, PADD, ELAN, etc…

[10] Le corps des ingénieurs des ponts, des eaux et des forêts (IPEF) ou corps des Mines sont des corps technique d’encadrement supérieur de la haute fonction publique d’État à vocation interministérielle.

[11] Homme d’état français né le 29 août 1619 à Reims. À partir de 1665, il est l’un des principaux ministres de Louis XIV.

[12] Mundus Novus, en latin, utilisé en 1503 par Amerigo Vespucci pour désigner les terres atteintes par Christophe Colomb dans les années 1490.

[13] Los Angeles County Metropolitan Transportation Authority.

[14] Top down, de haut en bas, par opposition à bottom up, de bas en haut.

[15] Evil Paradises – Dreamworlds of Neoliberalism, Mike Davis Daniel Bertrand Monk, The New Press, septembre 2007.

[16] The High-Rise Phenomenon and Emirates’ Potential of Re-Inventing Urbanization, Conférence de Rem Koolhaas du 17 mars 2009.

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