Actualités

Un parcours héroïque d’ingénierie et de créativité

Le 20 octobre 1973, la reine Élisabeth II inaugurait l'opéra de Sydney. Véritable prouesse constructive, l'édifice qui porte la signature de Jørn Utzon est aussi devenu l’un des plus grands exemples de « créativité collective » de l’histoire de l’architecture du XXe siècle. Cinquante ans plus tard, L'Architecture d'Aujourd'hui publie un numéro hors-série retraçant l’histoire de la construction du toit de l’un des opéras les plus emblématiques du monde, une histoire illustrée par des documents inédits, présentés ici pour la première fois grâce au soin des auteurs de ce numéro spécial : Paolo Tombesi, Paolo Stracchi et Luciano Cardellicchio.
Le texte qui suit, issu du hors-série AA, est signé Tristram Carfrae, vice-président du groupe Arup dont le fondateur, Ove Arup, est le concepteur du design structurel de l'opéra.

L’opéra de Sydney, achevé il y a cinquante ans, est devenu l’un des bâtiments les plus aisément reconnaissables au monde. Son image, associée à celle du Harbour Bridge – le pont qui enjambe le port – est désormais synonyme non seulement de la ville de Sydney, mais de l’Australie tout entière.

Si l’empreinte personnelle de son architecte, Jørn Utzon, sur le paysage portuaire y a gagné à juste titre un statut légendaire, le bâtiment a aussi joué un rôle essentiel dans la définition de l’identité d’Arup. Lorsque je repense au parcours héroïque d’ingénierie et de créativité qu’a représentée la réalisation de l’opéra de Sydney, je ressens d’abord une profonde admiration. Même cinquante ans après, l’opéra de Sydney demeure un symbole emblématique de l’engagement d’Arup pour le total design, cette approche collaborative défendue dans les années quarante par son fondateur, Ove Arup. Pour nous, ce projet remarquable continue de résonner, nous rappelant à quel point créativité et ténacité sont capables de transformer une vision en réalité.

La réalisation de l’opéra de Sydney dépendait de la qualité exceptionnelle de la proposition architecturale, de la démarche de l’architecte, du potentiel du site, et de la capacité à surmonter les contraintes techniques et les exigences d’approvisionnement. Il s’agissait en outre d’un projet livré frontalement au débat public, aux controverses politiques et aux débats d’experts, avant de parvenir à se faire accepter, pour finalement être adopté en tant qu’emblème de la ville et du pays. C’est aussi un projet qui nous a poussés à exploiter tous les outils et toutes les innovations à notre disposition.

Pour Arup, l’Opéra a marqué un tournant décisif, nous établissant comme le plus important bureau d’études structurelles de l’époque. Il a fondé une réputation qui nous a conduits par la suite à contribuer à d’autres merveilles architecturales, parmi lesquelles le centre Pompidou à Paris, le siège d’HSBC à Hong Kong, l’immeuble de la Lloyds à Londres ou le CCTV Building de Pékin, mais aussi l’achèvement de la Sagrada Familia de Barcelone.

À Sydney, notre implication avait pris une forme assez inhabituelle pour l’époque, associant aux responsabilités d’ingénierie structurelle des fonctions de gestion de projet. Lorsque j’emploie le terme de «total design», je veux dire par là que le projet exigeait une collaboration particulièrement étroite entre des architectes visionnaires, des ingénieurs créatifs et des constructeurs imaginatifs, en particulier Hornibrook, à qui l’on doit les majestueuses voiles recouvertes de carreaux de céramique qui scintillent sous le soleil de Sydney et confèrent au bâtiment toute sa beauté, sa théâtralité et son pouvoir de séduction.

La forme du bâtiment est absolument spectaculaire, mais l’on connait beaucoup moins les prouesses d’ingénierie et de construction qui furent nécessaires à sa réalisation. Il a fallu travailler simultanément à différentes échelles, modéliser des structures qui n’avaient jamais été construites auparavant, faire entrer le concept de chaîne d’approvisionnement dans l’évaluation des processus de conception, se livrer à de nouvelles formes d’analyse structurelle, et concevoir des approches innovantes de l’échange d’informations à une époque où le numérique n’existait pas encore.

Il a été nécessaire de poursuivre le processus de conception et le développement de l’ingénierie tout en construisant le bâtiment, ce qui représentait à la fois un défi majeur et une source d’inspiration pour de futures réalisations. Ce projet nous a confortés dans l’idée que des problèmes non résolus ex ante pouvaient tout à fait trouver leur solution et être traités au fur et à mesure de l’avancée d’un chantier. Cette confiance dans l’avenir, nourrie en particulier de l’apport de spécialistes de la construction, a été un facteur essentiel de sa réussite.

Notre collaboration avec l’entreprise de construction Hornibrook a été déterminante. Elle nous a conduits à partager une préoccupation commune pour la qualité du bâti, plutôt que pour des intérêts commerciaux individuels étriqués, ou des angoisses sur la maîtrise des coûts – chose assez rare dans le secteur à l’époque, et aujourd’hui encore, probablement.

Les 150 000 heures-hommes consacrées à ce projet par l’ensemble des équipes d’Arup jusqu’en 1962 (au moment où le problème des voiles a finalement trouvé sa solution structurelle) sont une donnée bien connue de cette exceptionnelle aventure. Mais ce chiffre cache une réalité plus complexe encore, une histoire faite d’exploration, d’apprentissages et d’efforts intellectuels partagés, d’investigation et d’innovation.

J’espère que la richesse de la documentation technique mise au jour par les auteurs de ce numéro spécial parviendra à rendre justice à tout ce travail. Pour moi, elle permet en tout cas de visualiser l’ampleur et la diversité des efforts investis dans le projet, et met en lumière le caractère fondamental des relations entre l’architecte, l’ingénieur et l’entrepreneur. La complexité du projet apparaît ainsi de façon très claire – et avec elle, la qualité de toutes les personnes y ayant contribué.

L’héritage laissé par l’opéra de Sydney continue de répercuter ses échos au sein d’Arup. Nous y avions consacré une édition entière de notre Arup Journal en 1973, pour expliquer toutes ses subtilités techniques, de l’approche structurelle des voiles à l’utilisation innovante du verre feuilleté mural. Depuis, partager avec d’autres ce que nous a enseigné un projet qui représentait un tel défi, mais aussi une telle inspiration, a constitué un élément central de notre culture professionnelle.

Lorsque je compare aujourd’hui notre travail sur la Sagrada Familia à ce que ces pionniers étaient parvenus à faire il y a un demi-siècle déjà pour l’opéra de Sydney, je relève de nombreux points communs : le recours à des technologies et techniques d’ingénierie de pointe pour donner vie à une vision architecturale, et la conviction qu’un bâtiment peut, en soi, être de l’art et une source d’inspiration. Ces deux projets incarnent une mentalité du «c’est possible» qui devrait toujours habiter l’ingénierie et la construction. Ils sont la preuve qu’avec des rêves architecturaux monumentaux, nous sommes capables de nous montrer à la hauteur des circonstances.

Lorsque j’ai découvert Sydney en 1985, alors jeune ingénieur, je me suis assis sur le socle de l’opéra et, envahi de fierté, j’ai suivi des yeux un voilier qui passait sous le Harbour Bridge. Depuis ce moment qui, en quelque sorte, inaugurait ma carrière, j’ai pu prendre toute la mesure des effets transformateurs de l’architecture sur une ville et sur ses habitants.

Pour Arup, l’opéra de Sydney restera à jamais un emblème d’innovation, de collaboration et d’inébranlable détermination. Bien plus qu’un bâtiment complexe, l’Opéra est avant tout un rappel de ce qu’il est possible d’accomplir lorsque l’art et la technique s’unissent harmonieusement.


Rendez-vous sur notre boutique en ligne pour découvrir le hors-série n°45 de L'Architecture d'Aujourd'hui et les dessins inédits collectés par Paolo Tombesi, Paolo Stracchi et Luciano Cardellicchio.

React to this article