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À l’écoute des paysages avec l’écoacousticien Jérôme Sueur

Dans la symphonie du monde, l’humain s’impose. Son solo semble ne jamais finir, forçant la nature au silence. Taire les bruits humains, c’est ce que défend Jérôme Sueur, écoacousticien et enseignant‐chercheur au Muséum national d’histoire naturelle à Paris. Cet entretien mené par Anastasia de Villepin est publié en intégralité dans le n° 457 de L’Architecture d’Aujourd’hui – Mondes vivants.


Comment définiriez-vous votre domaine d’expertise ?
L’écoacoustique est une discipline scientifique relativement récente, née il y a une dizaine d’années, qui combine des questions d’écologie scientifique, c’est‐à‐dire le suivi de la biodiversité et des milieux naturels, avec l’acoustique, le son. Nous traitons ainsi de questions écologiques et de biologie de la conservation, par le son, en écoutant les environnements naturels.

Cela nous permet d’avoir des informations sur l’état de ces paysages et leurs modifications éventuelles. Par exemple, nous étudions en ce moment l’évolution du paysage sonore de la forêt du Risoux, une forêt de 3 300 hectares située dans le massif du Jura, en l’enregistrant régulièrement. Nous souhaiterions prolonger cet enregistrement durant dix, quinze, peut‐être vingt ans pour ensuite étudier les sons à différentes échelles écologiques, pour connaître l’évolution du paysage sonore de cette forêt en fonction du changement climatique.

Par exemple, en écoutant les sons du grand tétras [un gallinacé des forêts de conifères, NDLR], un animal chassé pendant de nombreuses années, on peut définir l’état de la population, car il est très difficile de les observer sans les déranger. Notre objectif est de pouvoir dénombrer ainsi les individus, juste par l’écoute. Nous avons déjà travaillé sur d’autres sons, qui représentent les « fonctions écologiques » dans la forêt, comme les insectes qui pollinisent les fleurs. En battant des ailes, ils produisent des bourdonnements que l’on peut détecter et qui révèlent la fonction de pollinisation des plantes à fleurs. En recoupant ces données, les sons des insectes, des oiseaux, cela nous informe sur l’état de la forêt et son évolution.

Le terme a été créé à l’occasion d’un colloque organisé au Muséum en 2014, mais les pratiques existaient déjà. Ces recherches sont liées à un développement technique : la technique a devancé les questions de recherches, en 2008. De mon côté, j’enregistrais non pas des insectes, des grenouilles ou des oiseaux mais des paysages sonores, micro à la main.

Puis une société américaine a conçu des enregistreurs automatiques qui nous ont permis d’enregistrer sans avoir à « faire le poireau » dans la nature. D’abord utilisé pour suivre les oiseaux, cet enregistreur nous a ensuite servi à capter tous les sons d’un environnement donné.

C’est cela, un paysage sonore ?
Oui. Le terme est en réalité la traduction d’un terme anglais, soundscape, qui vient lui‐même de landscape. C’est un beau terme, condensé, on comprend tout de suite de quoi il s’agit : la version sonore d’un paysage visuel. Ce sont tous les sons qui se trouvent à un endroit et un temps donnés. Le concept n’est pas récent, il date des années 1980, quand on a entrepris d’étudier le son de manière très « anthropisée », c’est‐à‐dire, en commençant pas les sons de la ville.

Cela signifie que, mis à part ces avancées techniques, il y avait tout de même un intérêt de la science pour l’étude du son ?
Pas tellement de la science, cela vient plutôt des artistes. Pour ce qui est des paysages sonores naturels, l’idée vient des recherches d’un musicien américain, Bernie Krause, qui s’est mis à enregistrer les forêts proches de son studio et qui a ensuite dédié sa vie à l’enregistrement des milieux sonores naturels. Alors qu’on se contentait d’enregistrer les sons extérieurs espèce par espèce, son approche était plus globale, plus holistique. Il s’agissait d’une démarche artistique, liée à la composition musicale mais aussi, de fait, d’écologie scientifique.

Que désigne-t-on quand on parle de son ? D’ailleurs, quand parle-t-on de son, de bruits, de chants, de cris ?
Le triptyque « bruit, son, silence » est important. Les sons sont un phénomène mécanique de vibration de l’air, de l’eau, d’un solide. Ces sons transmettent des informations. Le bruit, dans un système de communication, est aussi un son, mais qui perturbe. Par exemple, si quelqu’un d’autre parle en même temps que nous, même si sa parole est intelligible et intéressante, elle nous gêne, elle devient bruit. Un bruit impacte négativement un système, notamment les êtres vivants : il nous empêche de se concentrer, de dormir. Tout cela est relatif, on peut être le son d’une personne et le bruit d’une autre.

N’y a-t-il que les êtres vivants qui produisent du son ?
Dès qu’il y a un mouvement, potentiellement, il peut y avoir un son. Une rivière qui coule, le vent qui rencontre un obstacle, l’activité imperceptible des sols. C’est ce qu’on appelle la géophonie. Cette classification, qui comprend aussi la biophonie (les sons naturels issus des êtres vivants non humains) et l’anthropophonie (les sons humains), a été réalisée par Bernie Krause. La scission entre ces deux derniers domaines est critiquable : l’humain ne fait‐il pas partie du vivant  ? Mais séparer les sons humains et non humains est utile pour décrire nos paysages sonores et comprendre leur dynamique spatiale et temporelle. Dans une forêt, identifier qu’il y a 5 % ou 40 % d’anthropophonie a une valeur. D’un point de vue acoustique, l’être humain est dominant. Si l’on veut repositionner l’humain dans les systèmes naturels, il y a un déséquilibre très important au niveau sonore : on bouge beaucoup, on s’impose, sans compter nos innombrables machines.

Est-ce qu’il y a des sons humains qui pourraient être plus « valables » que d’autres ?
Des cas où les sons humains seraient bénéfiques pour les autres êtres vivants ? Je n’en connais pas. Dès qu’on arrive dans un milieu naturel, on le perturbe, notamment avec nos machines. On peut parler de « technophonie » : le bruit de nos transports, avions, voitures, trains, chantiers de construction, prospections minières. L’idée n’est pas de demeurer complètement silencieux, mais de se faire plus discrets dans notre quotidien.

Votre dernier livre s’intitule justement Histoire naturelle du silence (Actes Sud, 2023). Le silence existe-t-il ?
Le silence comme absence totale de son n’existe pas et surtout, il n’est pas désirable. Cela veut dire qu’il n’y a pas de vie. Ce que je recherche, c’est ce que je décris comme le silence naturel, un silence qui va de soi, où l’homme est en retrait, où il écoute, avec humilité.

Ce silence, c’est un silence humain finalement.
Ça paraît très misanthrope mais oui, c’est un peu ça ! On ne va pas se taire, arrêter de vivre ; mais on pourrait avoir plus de retenue, moins se déplacer. Laisser de l’espace sonore aux autres, c’est aussi se calmer.

On parle de trame verte et bleue (un réseau préservé pour le développement des espèces animales et végétales) et de trame noire (des corridors écologiques avec une certaine obscurité). Existe-t-il un équivalent pour l’acoustique ?
Oui, on parle de trame blanche. Mais je n’y crois pas trop. Le son est difficilement contrôlable, il faudrait lutter à la source. Est‐ce qu’il ne faudrait pas plutôt des trames temporelles ? Dans certains magasins, il existe, pour les personnes souffrant de troubles du spectre autistique, des plages horaires avec moins de lumière et sans musique. L’aéroport d’Amsterdam‐Schiphol au Pays‐Bas a l’intention de supprimer les vols de nuit d’ici 2026. Préserver des fenêtres temporelles de quiétude serait déjà un grand progrès. Cela passe d’abord par la sensibilisation, l’écoute des autres. Parfois, malheureusement, il est nécessaire de contrôler. Dans la vallée de Chevreuse, au sud de Paris, certaines routes touristiques sont très empruntées par les motards. Les élus et riverains testent l’installation de radars sonores destinés à mesurer le bruit excessif des deux‐roues motorisés.

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