© Adam Mørk

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Global Award 2022 : Le territoire, quelles menaces, quelles ressources ?

L’annonce des lauréats du Global Award for Sustainable Architecture 2022 s’est tenue le 14 octobre à la Cité de l’architecture & du patrimoine. Sur le thème « Territoire : quelles ressources, quelles menaces ? », le prix distingue cette année les architectes Anupama Kundoo, Dorte Mandrup, Ömer Selruk Baz et Okan Bal, l’artiste-constructeur Martin Rauch et le paysagiste Gilles Clément.

Salomé Massart

Depuis 2007, le Global Award for Sustainable Architecture promeut une architecture « responsable, soutenable et équitable » avec un jury scientifique fidèle depuis 15 ans, donnant naissance à une communauté de 75 architectes, urbanistes et artistes loin du système des starchitectes avec lequel la créatrice du prix, l’architecte et chercheuse Jana Revedin, voulait rompre. Cette année, il récompense la contextualisation de l’architecture, autour du thème « Territoire, quelles menaces, quelles ressources ? » et distingue les architectes Anupama Kundoo, Dorte Mandrup, Ömer Selruk Baz et Okan Bal, l’inventeur-constructeur Martin Rauch et le paysagiste Gilles Clément. Introduisant le symposium, Marie-Hélène Contal, directrice adjointe de l’Institut français d’architecture et responsable du Global Award, a rappelé l’héritage des travaux de Bruno Latour, lauréat d’un prix d’honneur au printemps et décédé le 9 octobre.

Passé du « Rebel Pritzker » comme l’avait surnommé le New York Times, à un « pré-Pritzker » qui récompense les approches innovantes avec un temps d’avance, le Global Award for Sustainable Architecture fondé en 2006 par Jana Revedin ambitionne de « renouveler les pratiques sociales, les techniques constructives et replacer l’éthique » au cœur de l’exercice de l’architecture. Après Wang Shu, récompensé aux côtés de Lu Wenyu en 2007, Balkrishna Doshi (2007), Alejandro Aravena (2008) et Anne Lacaton et Jean-Philippe Vassal (2018), l’architecte Diébédo Francis Kéré (2009) est devenu en 2022 le 5ème lauréat du Global Award récompensé par le Pritzker.

 

Dorte Mandrup – s’inspirer des mémoires collectives

Dorte Mandrup © Volker Renner

Implantées dans des territoires irremplaçables, les réalisations de l’agence fondée à Copenhague en 1999 allient architecture contemporaine et cahier des charges environnemental ambitieux, souvent dans des climats extrêmes. Leur approche, selon Dorte Mandrup, est de « voir chaque site comme une opportunité », sur le plan géographique mais surtout humain, mémoriel et patrimonial. Au-delà de la topographie du lieu, ce sont les mémoires collectives qui nourrissent sa réflexion.

Ainsi, le Icefjord Center à Ilulissat, sur la côte Ouest du Groenland, devient à la fois un abri, un espace d’exposition et un lieu de rencontre pour les habitants. Sa forme en boomerang permet une résistance optimale à la neige et au vent, tout en permettant un accès au toit, utilisé comme observatoire du recul des glaciers et parfois comme lieu de fête pour les habitants. L’utilisation du toit en tant qu’espace à part entière est récurrente dans les projets de Dorte Mandrup, comme pour « rendre l’espace pris au sol par le bâtiment ».

Dorte Mandrup rappelle également l’importance de la réhabilitation, « la chose la plus écologique qu’on puisse faire » et du juste matériau au bon endroit. En témoigne le Wadden Sea Centre sur la côte Ouest danoise, presque intégralement recouvert de chaume, autoconservée grâce au sel présent dans l’air marin.

Wadden Sea Centre, Dorte Mandrup, Ribe, Danemark, 2017 © Adam Mørk

 

Anupama Kundoo © Andreas Deffner

Anupama Kundoo – territoire et communautés

Auteure d’une thèse en architecture intitulée « Urban Eco-Community: Design and Analysis for Sustainability », pendant ses années de pratique à Auroville, la ville indienne expérimentale imaginée par  Mirra Alfassa et Roger Anger, l’architecte indienne Anupama Kundoo était prédestinée au Global Award. Travaillant entre Berlin et Auroville, où elle est aujourd’hui urbaniste en chef, elle défend une approche qualitative, « volontairement chronophage » car privilégiant les ressources humaines, quasi-illimitée, aux moyens artificiels.

Dans sa pratique, « le développement compte autant que le durable » : inventer des techniques, expérimenter avec de nouveaux matériaux mais toujours à partir des savoir-faire locaux et dans le but que les habitants et artisans locaux s’en saisissent. Développer les compétences humaines, pour mieux économiser les ressources naturelles.

Saisissant l’opportunité du prix, l’architecte a mené un réquisitoire contre les règles absurdes qui limitent aujourd’hui certaines techniques comme la construction terre et appelé à plus d’imagination dans la pratique architecturale pour se détacher des méthodes et réflexes d’une société post-industrielle. Conseillant « d’apprendre en faisant pour ne pas être limité par la peur de l’inconnu », Anupama Kundoo est revenue sur plusieurs expérimentations qui ont marqué sa carrière, comme les maisons cuites in situ accueillant aujourd’hui un foyer pour enfants, à Pondichéry. Constatant que lors de la cuisson de briques, 40% de la chaleur est captée par le four lui-même, construire une maison-four permet d’économiser matériaux et énergie.

Plus récemment, l’architecte cherche à dépasser les techniques vernaculaires de ses débuts pour interroger les matériaux conventionnels : ciment, acier… ou impensés. Contrairement à d’autres domaine, « l’architecture a le potentiel d’utiliser les déchets » explique celle qui utilise vieux livres (voir la Library of Lost Books à Barcelone), déchets en verre, et roues de vélos comme ressources. A Auroville, elle travaille aujourd’hui au projet Line of Goodwill, premier ensemble urbain dense de 1000 logements du site.

Anupama Kundoo, Auroville, Inde, 2001-2003 © Javier Callejas

 

Anupama Kundoo, Auromodel, Auroville, Inde, 1997-2000 © Javier Callejas

 

Yalin Architectural Design – interventions minimales

Omer Selcuk Baz

Agence turque fondée en 2011 par l’architecte turco-allemand Ömer Selçuk Baz et l’urbaniste turc Okan Bal, Yalin Architectural Design fait sien l’adage de Ibn Khaldun, précurseur de la sociologie et de l’histoire moderne au XIVème siècle : « la géographie est la destinée ». Cherchant à faire du contexte une opportunité, leurs réalisations portent sur des grands sites naturels ou culturels. Comme chez les autres lauréats, le rapport au territoire se pense sous l’angle des ressources matérielles mais aussi sociales et collectives.

Plus singulièrement, l’agence dont le nom signifie simplicité, humilité en turc défend un « amour de la construction », dont le chantier est une partie intégrante et non une étape finale pouvant être déléguée à d’autres. En témoigne le projet de musée régional dans la région de Cappadoce, au centre de la Turquie. Conservant la forme de l’ancienne carrière et la texture irrégulière de la pierre excavée, les architectes ont creusé les voies de circulation dans la roche pour accueillir les espaces d’exposition. Le bâtiment d’accueil, avec ses piliers constitués de blocs retrouvés dans la carrière, a été un challenge technique pour les architectes, l’empilement de trois blocs prenant parfois une journée entière.

A proximité d’İzmir, les interventions minimales de Yalin Architectural Design ont trouvé leur place dans un ancien champ d’oliviers, dont certains arbres ont plus de 2000 ans. Rappelant que parfois, « ce qu’on ne fait pas est plus décisif que ce qu’on fait », les architectes ont fait appel aux compétences des habitants pour les aménagements de ce parc à demi sauvage, sans recourir à un constructeur. A grand renfort de relevés photographiques et de dessins presque documentaires, ce projet traduit l’attention portée au territoire.

Yalin Architectural Design, Grottes de Zonduldak, Centre d’accueil 2021 © Egemen Karakaya

 

Martin Rauch – de la terre au territoire

Martin Rauch

Sculpteur-céramiste devenu bâtisseur, Martin Rauch est un des néo-pionniers de la construction en terre crue, qu’il développe depuis les années 1990 au sein de son entreprise et bureau d’étude, Lehm Ton Erde (Argile-Limon-Terre). « Esthète et écologiste convaincu », le céramiste autrichien, qui découvre les possibilités de la construction en terre crue lors d’un volontariat en Zambie et s’étonne de sa disparition en Europe, développe depuis ses propres machines pour repousser les limites du pisé et collabore avec des agences comme Snøhetta, Herzog et de Meuron, Boltshauser Architekten et Anna Heringer, ancienne étudiante et lauréate du Global Award en 2011.

Première démonstration à grande échelle, le mur courbe de 700 tonnes en terre damée de la Chapelle de la réconciliation, réalisée Berlin en 1990, marque les esprits et notamment celui de Francis Kéré, alors étudiant et volontaire sur le chantier. Sa maison, Haus Rauch, achevée en 2008 et constituée de la terre excavée directement sur le site, est l’occasion de tester la résistance de la terre crue face au climat autrichien. L’érosion est contrôlée grâce à l’insertion de rangs de briques protégeant le pisé. Le mur le plus exposé devient plus rugueux, mais ne se fragilise pas. Outre les propriétés acoustiques et hygrothermiques intéressantes, l’architecte explique avoir été séduit par le caractère cyclique de la construction en terre : la solubilité à l’eau permet de faire des retouches, de tester de nouveaux procédés et de recycler le matériau à l’infini. La facilité du procédé tolère les imprécisions des novices, souligne le lauréat qui fait souvent des chantiers des moments festifs, encourageant les futurs usagers à mettre la main à la pâte.

Le passage à la préfabrication des blocs de pisé de 5 à 85 centimètres d’épaisseur, en même temps que la conception de machines pour damer la terre sans épuiser les équipes, permet d’allonger la longueur des murs et de laisser sécher les blocs jusqu’à 4 mois. La Maison des plantes de Ricola, réalisé en 2014 avec Herzog et de Meuron, est composée de matériaux produits dans un rayon de 8 kilomètres. En 2017, le Campus Alnatura est constitué de blocs de 4 tonnes et 12 mètres de haut, dont la terre provient en partie du creusement d’un tunnel ferroviaire à Stuttgart.

Depuis la construction de sa propre maison, en paille, argile et bois, l’architecte témoigne : « ça devient de plus en plus facile ». Peu de choses semblent impossibles face à tant d’expérimentations : murs porteurs en pisé, voûtes en terre damée, chauffage intégré dans les blocs… « On pourrait faire la ville entière comme ça » souligne Martin Rauch, qui s’attelle aujourd’hui à la diffusion de ce modèle durable et facilement reproductible. Pour cela, il rappelle qu’une « architecture bien construite est l’ambassadrice la plus convaincante d’une culture moderne et durable de la construction en terre ».

Martin Rauch, Maison Rauch, Schlins, Autriche, 2008 © Beat Bühler

 

Martin Rauch, Tombe de lʼévêque Sülchenkirche, Allemagne, 2015 – 2017 © Benedikt Redmann

 

Gilles Clément – la préséance du vivant

Gilles Clément © Eric Legret

Ingénieur horticole, paysagiste et avant tout, jardinier, Gilles Clément appelle à un changement de paradigme au sein de la discipline : « ce qui est important c’est de préserver le vivant, pas la productivité en termes de temps ou d’argent ». L’écrivain prolifique, concepteur de jardins dans des grands sites patrimoniaux comme dans des friches urbaines, précise : « je ne suis pas architecte, je suis jardinier ».

Après un été caniculaire éprouvant pour les jardiniers, Gilles Clément appelle à accepter les effets du changement climatique plutôt que de les camoufler par des artifices ou une consommation d’eau irresponsable. Donnant l’exemple de jardins japonais, dont le sol en graminées jauni en hiver, il invite à changer la composition et les couleurs du jardin. Travailler avec le vivant, accepter la transformation, cette idée est reprise dans son concept de « partage de la signature » entre ceux qui entretiennent le jardin et « les aléas imprévisibles des changements : climatiques, économiques, politiques ».

Défenseur du « jardinage par soustraction » et du « jardin en mouvement »[1], la pratique de Gilles Clément accorde une grande liberté aux plantes qui viennent seules, le jardinier se contentant d’enlever les plus dominantes. « Dans ce métier, paysagiste ou jardinier », explique-t-il, « si on ne fait rien on est utile à tous ». Comme un fil rouge dans les conférences successives des lauréats, le jardinier encourage à « s’autoriser à penser différemment », dans le champ du paysage comme de l’architecture.

Habitué des espaces arides, le concepteur du jardin méditerranéen du domaine du Rayol, dans le Var, est convaincu qu’il existe une « série floristique » pour chaque espace. Spécialiste par ses voyages des espèces méditerranéennes et australes, c’est depuis 2009 sur les toits de la base sous-marine de Saint-Nazaire qu’il expérimente les plantations en milieu extrême. Premier exemple de « jardin du tiers paysage » [2] , le jardin en friche est ainsi constitué de graminées et autres plantes robustes dont les graines sont semées par le vent et les oiseaux. Pour Gilles Clément, cette notion du tiers paysage désigne les espaces négligés par l’homme, dont la biodiversité foisonne grâce à l’absence d’intervention humaine.

Cette spontanéité n’empêche pas la rigueur de la forme, car si celle-ci ne domine pas dans le travail du jardinier, « on peut imaginer une biodiversité, un foisonnement du vivant, dans un site avec un patrimoine architectural ». En témoigne les jardins de Valloires, dont le cloître végétal imite l’architecture de l’abbaye cistercienne, ou ceux du musée du Quai Branly, combinant le motif arrondi de la tortue inspiré des collections du musée et une gestion écologique.

Jardin du tiers paysage, Saint Nazaire © Gilles Clément

[1]  Le Jardin en mouvement, de la Vallée au parc André-Citroën, Paris, Sens & Tonka, 1994

[2] Manifeste du Tiers-paysage, éd. Sujet Objet, mai 2004, rééd. augmentée chez Sens & Tonka, 2014


 

Exposition Global Award à la Cité de l’Architecture et du Patrimoine 

Pour ses 15 ans, le Global Award for Sustainable Architecture expose pour la première fois le travail des lauréats 2022. Jusqu’au 30 janvier 2023, les réalisations d’Anupama Kundoo, Dorte Mandrup, Ömer Selruk Baz et Okan Bal, Martin Rauch et Gilles Clément sont présentées à la Cité de l’Architecture et du Patrimoine, à Paris.

Compris dans le billet d’entrée du musée

Jusqu’au 30 janvier 2023

1 Place du Trocadéro et du 11 Novembre, 75116 Paris

 

 


Sustainable Design 9 © éditions Alternatives – Gallimard, Cité de l’Architecture et du Patrimoine

 

Publication

Sustainable Design IX Towards a new ethics for architecture and the city / Vers une nouvelle éthique pour l’architecture et la ville

Monographies des lauréats 2021 du Global Award for Sustainable Architecture

Sous la direction de Marie-Hélène Contal et Jana Revedin

Teresa Moller, Gloria Cabral & Solano Benitez, José Cubilla, Richard Sennett, Severiano Porto

Ed. Alternatives – Gallimard, coédition avec La Cité de l’architecture et du patrimoine, 2022

160 pages

 

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