AA X Chromatic : la couleur en architecture
Le 22 juin dernier, en partenariat avec Chromatic, AA réunissait au sommet de la Bourse de Commerce, Manuelle Gautrand (Manuelle Gautrand Architecture), Françoise N’Thépé (Françoise N’Thépé Architecture & Design), Guillaume Aubry (Freaks Architectes), Paul Le Quernec, Julien Sebban et Jonathan Wray (studio Uchronia) autour de la question de la couleur en architecture, thématique pluridisciplinaire qui a animé, le temps d’un dîner, débats et réflexions plurielles. En voici quelques extraits.
Anastasia de Villepin (AA) : Au XVIIIe siècle, la découverte d’un art grec et romain polychrome plonge les historiens, académiciens, artistes et architectes dans un profond désarroi et fait l’objet de nombreuses controverses opposant la blancheur du marbre aux frontons « bariolés ». Plusieurs siècles plus tard, la couleur en architecture fait toujours autant l’objet de débats : on a longtemps décidé que la couleur en architecture était plus ou moins bannie de la production contemporaine. Manuelle Gautrand, par rapport à cette question, ne vous sentez-vous pas un peu « résistante », vous qui avez très tôt inclus cette thématique dans vos bâtiments ?
Manuelle Gautrand : Je ne me suis pas sentie « résistante », je dirais plutôt que je suis assez linéaire dans mes convictions : j’ai commencé à prendre conscience de la présence de la couleur partout et de son caractère unique, d’un endroit à un autre, en voyageant. Par exemple, en voyageant souvent en Suède, je me suis aperçue que là-bas, les couleurs étaient toujours pâles, adoucies par un soleil plutôt bas qui génère une lumière douce et presque terne. J’ai pris conscience de la différence d’atmosphère que cela créait dans ce pays — je suis originaire de Marseille alors j’ai une enfance marquée par une lumière crue et forte, qui rehausse les couleurs et créent du contraste partout. La couleur est vraiment liée à un pays, à sa géographie, à sa lumière. Il y a également des traditions qui participent d’une atmosphère et d’une culture : en Suède, la tradition du rouge de Falun — une peinture dont le pigment est fabriqué à partir des scories des mines de cuivre de Falun — est très présente. Cette teinte a longtemps été utilisée pour les maisons traditionnelles, qui se détachent dans la blancheur de l’hiver. Aujourd’hui elle n’a pas disparu, elle fait partie de leur mémoire collective et se retrouve dans de nombreux lieux, réinterprétée de manière contemporaine. Quand on est architecte on ne peut pas faire abstraction de ce contexte coloré, de cette atmosphère qui englobe une ville, un site.
Paul Le Quernec : Je suis d’accord que ça n’a rien d’un combat, ça relève plutôt de la conviction. De mon côté, j’aime user et abuser de la couleur, toujours dans un but très pragmatique, même si cela passe parfois pour de la décoration. J’aime la couleur et sa façon de tromper notre perception. Pour une micro-crèche livrée en Moselle [maison de l’enfance, Boulay et micro-crèche, Piblange, 2012. NDLR], dans une région plutôt grise, je tenais à faire un intérieur jaune, pour créer une sorte de soleil artificiel. Psychologiquement, pour un tel programme, cela a un vrai impact. Pour la façade, je ne pouvais pas non plus me résigner à un simple mur gris. J’ai imaginé une fresque colorée : les motifs d’enfants se voient de loin, et en se rapprochant, deviennent des points de couleurs vives qui animent la façade.
Anastasia de Villepin : François N’Thépé, vous travaillez actuellement au Bénin sur le musée des Rois et des Amazones du Danxomè. Est-ce que vous remarquez, d’un point de vue culturel, une différence d’un pays à l’autre par rapport à l’emploi de la couleur en architecture comme dans l’aménagement intérieur ?
Françoise N’Thépé : Oui, clairement. Mais j’ai plutôt tendance à dire qu’il ne s’agit pas de couleur et non couleur. Un blanc est une couleur, comme le rouge, je ne ferais pas cette opposition. La couleur peut aussi se loger dans le support, dans une matière qui dialogue avec son contexte. On n’a jamais une surface uniforme dans la ville. Je travaille la couleur parce que je lie mon projet à un contexte. Et cela passe notamment par la matière. C’est là que, pour moi, la couleur s’exprime, pas seulement comme une surface. Il s’agit plutôt d’une alchimie de composants qui font la couleur. Je ne cherche pas forcément à dire, « Je veux du jaune ». C’est plutôt en fonction des matériaux que je trouve sur place. La couleur n’est pas un postulat de départ.
J’en parlais d’ailleurs avec des collègues architectes qui, eux, sont effrayés par l’usage de la couleur. Ils se questionnent : « Qu’est-ce qui justifie que j’emploie du jaune ? ». Je ne vois pas la couleur en architecture de cette façon. C’est dommage de s’empêcher d’utiliser un matériau parce qu’on ne sait pas gérer la couleur qui en découle.
Guillaume Aubry : Cela me fait penser à votre bâtiment livré à Masséna [48 logements sociaux, commerces, local d’activité, parking, ZAC Masséna à Paris, 2007, avec Aldric Beckmann. NDLR], qui utilisait la couleur comme un geste manifeste, non ?
Françoise N’Thépé : Oui, c’est vrai, c’était assez difficile car il s’agissait d’un des premiers bâtiments livrés dans cette zone presque expérimentale à l’époque. Nous étions à côté de la halle aux farines, un grand bâtiment imposant, gris. Nous avons opté pour le béton et nous voulions lui donner une teinte, qui permettrait de distinguer ce bâtiment, de lui faire une place dans ce plan urbain complexe. On a trouvé ce marron qui, depuis, a viré au cuivré. On a travaillé la formule du béton pour obtenir cette teinte foncée, une teinte peu courante à Paris. C’est d’ailleurs sûrement de là que viennent mes envies de travailler la matière, et la couleur « à la source ».
D’ailleurs c’est intéressant de se poser la question du vieillissement, notamment quand on parle de la couleur. Comment la couleur du bâtiment va-t-elle se développer dans le temps, comment va-t-elle réagir aux usages ? À Masséna, il s’agissait d’une expérimentation de la sorte : on savait que les rayons UV allaient changer la teinte.
Guillaume Aubry : Sur cette question de béton teinté, c’est intéressant d’ajouter que la couleur se situe dans la masse, dans la matière même. Même si ce volume reçoit des impacts, il y a encore la couleur derrière.
Anastasia de Villepin : Cette question du vieillissement est intéressante. Quand on pense aux bâtiments de Ricardo Bofill, la Muralla Roja pour ne citer qu’elle, ils n’ont pas pris une ride.
Julien Sebban : De l’emploi de la couleur découle une certaine implication : il faut l’entretenir. Il existe de nombreux bâtiments colorés qui ne doivent pas être aussi bien entretenus que ceux de Bofill. Je travaille plutôt sur l’aménagement intérieur alors je me tourne vers les architectes : quand vous construisez, vous pensez à cette question du vieillissement et de l’entretien ?
Manuelle Gautrand : Oui tout à fait. Mais la problématique du vieillissement, on ne l’assume pas toujours. Je n’ai pas encore fait de bâtiment avec une espèce de « secret », qui serait : il est d’une certaine couleur et en vieillissant il devient autre. C’est un essai qu’on pourrait faire !
Guillaume Aubry : Et certains clients aiment quand on leur propose un zinc pré-patiné, pré-vieilli, comme s’ils n’assumaient pas le flambant neuf.
Anastasia de Villepin : Est-ce que Chromatic a pris en main ces sujets ?
Valérie Ducouret, Color Brand Manager pour Chromatic : Oui bien sûr. L’innovation en termes de durabilité de nos peintures, revêtements et couleurs est au cœur de notre métier. Nous avons notamment développé une technologie, Outside Unlimited Colors (OUC) qui permet d’utiliser des teintes vives et foncées généralement déconseillées en extérieur, pour des projets façade. L’utilisation de la technologie OUC pour la formulation des teintes vives et foncées en façade limite l’absorption de la chaleur et permet de diminuer l’échauffement de l’enveloppe du bâtiment. Cette technologie contribue à améliorer le confort thermique, garantit une haute résistance du film de peinture dans le temps avec une offre de couleurs plus large pour les projets de façade.
Anastasia de Villepin : La couleur intervient aussi comme signifiant, comme une identité. On remarque un certain revival d’une tendance années 1980, très Memphis, qui fleurit un peu partout dans les objets mais aussi les intérieurs (je pense aussi à une esthétique « Wes Anderson » qui est très recherchée, très « Instagram »). Est-ce qu’il y a vraiment une « mode » en cours ?
Julien Sebban : Oui, et pourtant, en France, on a très peur d’utiliser la couleur. Ayant emménagé à Paris il y a 4 ans, je remarque que les intérieurs sont très homogènes. Il y a un « problème » avec la couleur. En Italie ou en Angleterre par exemple, c’est très différent. Ici en France, surtout en architecture d’intérieur, utiliser la couleur revient à avoir mauvais goût.
Manuelle Gautrand : Les pays anglo-saxons et les pays du Nord ont aussi une culture du design plus avancée que la nôtre, sans doute parce qu’ils vivent davantage à l’intérieur. Ils ont moins peur, parce qu’ils vivent avec cette culture et cette éducation. Leur jugement sur les accords de couleurs est sûrement plus juste, du fait de leur histoire avec le design et l’architecture d’intérieur.
Anastasia de Villepin : On sait que la couleur dans nos intérieurs a des vertus diverses, qui ont été beaucoup théorisées. Comment l’architecte peut-il s’emparer de ces questions ? Guillaume Aubry, dans vos recherches sur les couchers de soleil [Sunset Cocktails, JBE Books, 2021, avec Sterling Hudson, préface de Ryoko Sekiguchi, un livre de recettes de cocktails inspirés de différentes expériences de couchers de soleil. NDLR] vous êtes-vous penché sur ces théories ? Comment philosophe-t-on sur la couleur ?
Guillaume Aubry : Ma thèse [soutenue en 2022, NDLR] portait sur l’expérience esthétique du coucher de soleil. À cette occasion, j’ai notamment travaillé sur le dégradé de couleur, car un coucher de soleil, ce n’est pas une couleur en soi. Cela m’a permis d’interroger aussi le rapport entre couleur et temporalité par exemple. L’histoire de Sunset Cocktails vient en partie de cette réflexion : en tordant un peu le sens des mots, le dégradé évoque la « dégradation » des aliments par les enzymes, d’où l’idée de « boire » un coucher de soleil. D’ailleurs, le dégradé est particulièrement compliqué à réaliser en architecture.
Julien Sebban : En architecture d’intérieur, on travaille avec l’aérosol. Cela prend beaucoup de temps, mais c’est un processus qui nous plaît. Pour obtenir un beau dégradé, avec un nuancier, on doit composer avec une dizaine de teintes différentes.
Paul Le Quernec : Cela me fait penser à une expérience de dégradé que j’ai réalisé pour un club de tennis à Strasbourg [extension et restructuration d’un club de tennis, Strasbourg, 2016. NDLR]. Pour relier visuellement un pilier au sol, je proposais de colorer la base en orange, de la même couleur que la résine, et de monter en blanc, comme si le pilier avait « bu » la couleur. Il fallait peindre rapidement, tant que la peinture séchait, pour que le mélange se fasse bien. Les ouvriers me proposaient une solution qui ne me convenait pas, j’ai dû le faire moi-même…
Guillaume Aubry : Pour revenir sur la signification des couleurs, je pense à une expérience récente, dans le cadre de mon enseignement aux Arts décos en design d’espace et architecture, j’ai constaté que les étudiants qui passaient leur diplôme cette année étaient nombreux à s’intéresser aux notions de care, de l’architecture comme soin, et donc, ont beaucoup travaillé avec des couleurs pastel, vert pâle, bleu pâle… Et en même temps, on travaille en ce moment sur un espace d’atelier d’arts plastiques au Palais de Tokyo pour les enfants, et notamment les enfants en situation de handicap. On avait en main un cahier des charges très précis en ce qui concernait la couleur. Mais la prise en compte de toutes ces recommandations a fait qu’à la fin, tout est blanc, avec seulement quelques tuiles de feutres que l’on a réussi à sauver. En réalité, en fonction des handicaps et des problèmes psychosociaux des enfants, les couleurs ont un impact : le rouge, c’est l’interdiction, le bleu, l’empêchement… La grille de lecture ne permet plus grand-chose. C’est finalement un non-choix.
Dans notre agence, on utilise assez peu la couleur finalement, sans doute parce qu’on s’en « empêche ». Quand on travaille sur des équipements publics, destinés à l’art contemporain, au spectacle, par exemple, on ne produit que des boîtes blanches ou des boîtes noires. Il y a des partis pris différents : nous travaillons avec la galerie Jérôme Poggi sur leurs nouveaux espaces, avec un architecte d’intérieur [rénovation d’un espace d’exposition, Paris, en cours, avec Joan Madera, NDLR]. Le choix a été fait de poser du terrazzo rose au sol, justement pour s’éloigner de cette image de la boîte blanche. Et dans le même temps, je trouve cela compliqué de s’engager ainsi, pour une longue durée, avec ce rose au sol. Ce sont de vrais choix.
Anastasia de Villepin : Françoise N’Thépé, vous qui travaillez également sur un projet de musée, est-ce qu’en tant qu’architecte, on pense à la couleur dans un espace d’exposition en train de se faire ?
Françoise N’Thépé : Au Bénin, c’est vrai que je suis loin de la « boîte blanche ». De plus, ce ne sont pas des tableaux qui seront exposés, ce sont plutôt des objets en trois dimensions. On travaille donc plutôt, pour l’intérieur, sur un pigment naturel.
Quant à la neutralité des espaces d’exposition qui caractérise les galeries, c’est aussi qu’elles ont une vocation commerciale.
Jonathan Wray : Cette neutralité est très récente. Les œuvres ont toujours été présentées dans un contexte donné, d’ailleurs plutôt coloré. Aujourd’hui, cela peut être un vrai parti pris de donner à voir une forme de subjectivité au visiteur, pour lui permettre de regarder aussi un contexte, de comprendre la subjectivité d’un accrochage, d’un environnement. Certains musées font ce choix, celui de présenter certaines œuvres sur des fonds colorés, ce qui permet de mettre l’œuvre ou l’objet en valeur. Le blanc d’une galerie fait qu’une œuvre est complètement détachée de son contexte : elle pourrait appartenir à n’importe quelle situation.
Anastasia de Villepin : Julien Sebban et Jonathan Wray justement, vous intervenez dans le champs du retail et de la commande privée, est-ce que dans ce cadre, vous avez des consignes à ce sujet ? Est-ce que vous devez coller à une « tendance » ?
Julien Sebban : Non pas vraiment. Les clients qui nous sollicitent sont ouverts à la couleur. Ils viennent nous voir pour cela d’ailleurs. Je ne sais pas s’il y a une tendance en matière de couleur, mais c’est vrai que les grandes marques ont tendance à proposer des solutions d’aménagement similaires. En ce moment, par exemple, on constate que beaucoup de cuisines sont vert amande, les images circulent. Les gens veulent donc des cuisines vert amande, la même qu’ils ont vue. C’est aussi notre rôle de proposer autre chose, de guider vers des couleurs et des choix plus adaptés, d’essayer de se séparer. Finalement, c’est un débat très subjectif.
Guillaume Aubry : Le problème de l’engagement de la couleur c’est effectivement d’ouvrir le débat. Lors d’un projet, autour de la table, il y a plein de non-sachants dans une équipe de maîtrise d’ouvrage, des ingénieurs, des utilisateurs… Les gens ne se positionnent pas sur la structure, sur l’étanchéité, sur le triple vitrage… En revanche, sur la couleur, tout le monde a quelque chose à dire.
Anastasia de Villepin : Et c’est aussi une bonne chose. Qu’on ne dise pas que la couleur n’a rien à faire en architecture, ou même l’inverse. Que la couleur en architecture puisse être l’objet de débats, contre le dogme.
Quelques références bibliographiques évoquées durant cette conversation :
– le livre Sunset Cocktails, de Guillaume Aubry et Sterling Hudson, 2021
– le catalogue de l’exposition Oh couleurs ! présentée au musée des Arts décoratifs et du Design de Bordeaux, 2017
– les livres de Michel Pastoureau et ses entretiens dans la série « À voix nue », à écouter sur France Culture
Le cercle Chromatic Expert de la couleur en architecture, Chromatic est le partenaire des plus grandes marques de peintures professionnelles (Seigneurie, Guittet, Peintures Gauthier, Sigma Coatings, Gori). Avec ses quelques 1170 teintes, le nuancier Chromatic est rapidement devenu un outil efficace et indispensable pour les professionnels du bâtiment. En 2023, Chromatic souhaite réunir une communauté d'architectes de la couleur et crée le Cercle Chromatic. Les architectes, décorateurs, architectes d’intérieur, designers pour qui la couleur occupe une place essentielle dans la conception d'un projet sont invités à rejoindre cette communauté. Cliquez ici pour rejoindre le Cercle Chromatic, la communauté des architectes de la couleur.