Agriculture et architecture, trajectoires communes 3—3
Suite et fin du dossier d’Archizoom Papers - revue en ligne itinérante, fruit d’un partenariat entre AA et Archizoom, la galerie de l’EPFL – consacré ce mois-ci à l’exposition Agriculture and Architecture: Taking the Country’s Side, sous le commissariat de Sébastien Marot, philosophe et professeur d’histoire environnementale. Retrouvez toutes les précédentes éditions d'Archizoom Papers en suivant ce lien.
Prendre le parti de la campagne.
Trajectoires communes en agriculture et en architecture
En place depuis la fin du mois de février à l’EPFL et momentanément fermée en raison des mesures sanitaires liées à la crise du Covid-19, l’exposition Agriculture and Architecture: Taking the Country’s Side, avait été dans un premier temps produite dans le cadre de la Triennale d’Architecture de Lisbonne en 2019.
Pour Archizoom Papers, le journaliste Christophe Catsaros s’est entretenu avec le commissaire de l’exposition Sébastien Marot, philosophe et professeur d’histoire environnementale à l’École d’architecture de la ville et des territoires de Paris-Est, et professeur invité à la Graduate School of Design de Harvard et à l’École polytechnique fédérale de Lausanne.
Après s’être intéressé, dans la première partie de l’entretien, à l’histoire des relations, souvent funestes, entre agriculture et industrialisation, et avoir retracé l’évolution de la permaculture comme contre-modèle dans un second temps, Christophe Catsaros et Sébastien Marot reviennent sur quatre modèles d’agriculture urbaine, comme autant de scénarios à venir, mis en avant dans l’exposition.
Christophe Catsaros : Venons-en aux quatre modèles évoqués dans l’exposition : l’incorporation, la négociation, l’infiltration et la sécession. Quel est l’intérêt de ce travail de « catégorisation » ?
Sébastien Marot : Le premier objectif de cette distinction est de tirer au clair, en les illustrant, les discours variés, voire opposés, qui tournent aujourd’hui autour de la notion d’agriculture urbaine. Je propose d’en repérer quatre, en les organisant comme les points cardinaux d’une boussole. Ce sont quatre horizons différents, quatre façons d’envisager le rapport qui pourrait s’installer entre ville et campagne, architecture et agriculture. Je précise que ces récits ne sont pas vraiment exclusifs les uns des autres (en tout cas pas tous), mais coexistent plus ou moins partout, aussi bien sur le terrain que dans les esprits.
CC : Quelles sont les principales distinctions à établir à partir des quatre modèles ?
Le premier scénario, celui de l’incorporation, est assez évident. C’est l’ethos métropolitain, aujourd’hui dominant, qui place tous ses espoirs dans la concentration ainsi que dans le progrès et les innovations techniques. Dire qu’il faut concentrer les populations dans des villes pour épargner l’environnement est un discours environnemental parmi d’autres, et qui a de puissants avocats. Stewart Brand, qui a piloté le Whole Earth Catalog, qui fut un des grands vecteurs du mouvement back-to-the-land dans les années 1970, a depuis tourné casaque pour devenir l’un des thuriféraires de ce scénario. A l’opposé du mot d’ordre qu’il avait lancé à l’époque – Workers of the world disperse – il défend aujourd’hui cet « écomodernisme » ou « écopragmatisme » qui voit dans l’accélération de la recherche-développement, et dans l’incorporation de l’agriculture et du vivant, les seuls remèdes viables aux problématiques environnementales.
CC : Qu’en est-il de la négociation et de l’infiltration ? Ces deux modèles paraissent proches l’un de l’autre.
SM : La distinction entre les deux est moins évidente à première vue, et c’est la raison pour laquelle il est justement nécessaire de la souligner. La négociation (ou intégration) considère la croissance des métropoles comme inévitable (voire souhaitable), mais cherche la solution dans des modèles métropolitains hybrides qui intégreraient l’agriculture, l’élevage, l’horticulture, voire la « nature » elle-même, comme des composantes de son programme. La discipline urbanistique, qui dispose d’une assez riche jurisprudence en la matière, est assez naturellement portée vers ce scénario, et on peut sans doute voir le concept de « métropole horizontale », développé par Paola Vigano à l’EPFL, comme une incarnation assez explicite de cette vision. L’infiltration représente plutôt un mouvement inverse, beaucoup moins planifié, qui va de l’agriculture ou de l’horticulture vers la ville et les tissus urbains existants, en profitant ici et là de leurs vacances ou de leurs délaissés. Ici, ce sont les cultures vivrières et leurs pratiques sociales qui fleurissent et s’insinuent dans les tissus urbains. Pour bien clarifier la différence entre ces deux approches, je dirais que la première relève de « l’urbanisme agricole », et la seconde de « l’agriculture urbaine ». Si l’une et l’autre ne sont pas nécessairement opposées dans les faits, on voit bien qu’elles ne viennent pas de la même crèmerie.
CC : Enfin, le quatrième scénario que l’exposition met en avant, et que vous paraissez soutenir face aux autres, est celui de la sécession : un horizon de ZAD et de communautés plus dispersées, plus autonomes, avec l’idée que la ville n’aurait pas le monopole du civisme et de la démocratie, mais qu’il existerait d’autres modes de vie communautaire en milieu rural.
SM : Disons que notre exposition s’efforce de mettre en avant ce quatrième scénario comme un pôle et comme un horizon à part entière dans la boussole que nous proposons. Autant la distinction entre négociation et infiltration peut paraître subtile à première vue, autant le contraste entre incorporation et sécession est a priori tranché. C’est pour le souligner que j’ai choisi de désigner ce quatrième scénario par le mot sécession, peut-être un peu excessif en ce qu’il paraît exclure plutôt qu’intégrer. Ici, j’ai privilégié la clarté plutôt que les nuances. L’une des idées reçues et rebattues que toute notre exposition s’efforce de bousculer est que les villes seraient les dépositaires exclusives de la démocratie. Stadtluft macht frei. Ce lieu commun a prospéré sur l’oubli et l’évacuation de la dimension politique et « participative » de toute un ensemble de pratiques rurales, plus anciennes. L’exemple le plus flagrant, très étudié aujourd’hui, est celui des communs et des droits coutumiers non écrits, et pour cela constamment réinterprétés et discutés. Il y avait de la démocratie et de la concertation dans la gestion communale moyenâgeuse.
Le choix du terme exprime d’abord l’idée d’une sécession d’avec le régime métropolitain. Il désigne les initiatives qui s’efforcent de s’affranchir plus ou moins de l’orbite métropolitaine (même quand elles sont situées dans les territoires de la métropole) pour ménager des milieux vivants de coexistence, doués d’une certaine résistance ou résilience, et où les philosophies pratiques « post-industrielles », mises en œuvre dans la permaculture ou dans l’agroécologie, tiennent lieu d’« urbanisme ».
Ces dernières décennies, le métropolitanisme, dont Rem Koolhaas s’était fait le chantre surréaliste en 1978 (la même année où Holmgren et Mollison publièrent Permaculture One [cf. la deuxième partie de l’entretien, ndlr] !), s’est imposé comme un véritable Zeitgeist. Les métropoles sont à l’évidence des acteurs de premier ordre de la globalisation. Elles se définissent par la furtivité de leur puissance, par leur croissance sans réelles frontières. Elles sont, en ce sens, hypermodernes, mais travaillées de l’intérieur par les contradictions de leur volonté de puissance, que les impasses environnementales ne cessent de mettre en évidence.
CC : Mais votre exposition semble justement liée à celle que Rem Koolhaas vient d’ouvrir au Guggenheim à New York.
SM : Le projet d’exposition de Koolhaas au Guggenheim, Countryside : The Future, est antérieur au mien. Il avait été question que j’y participe, comme j’avais contribué un peu à Elements of Architecture, sa grande exposition à la Biennale de Venise en 2014. Depuis une dizaine d’année, je donne régulièrement des séminaires (« architecture et environnement ») aux étudiants de Harvard qui viennent travailler chaque semestre avec lui à AMO, et qui sont donc l’occasion de quelques échanges entre nous. Mais quand l’offre de participer à une exposition pour la Triennale de Lisbonne s’est profilée, et vu le tour que prenait la sienne, j’ai préféré donner à ma contribution potentielle la forme d’une autre exposition, que l’on peut voir comme une note de bas de page transatlantique à la sienne. Au départ, les deux expositions devaient ouvrir en même temps, en octobre dernier, mais la sienne a été retardée de quelques mois, de sorte que ma note de bas de page est devenue un hors-d’œuvre.
Même si j’ai suivi un peu la gestation de Countryside : The Future, en tout cas jusqu’à l’année dernière où nous nous faisions encore part de nos projets, je n’ai pas vu son exposition, et je n’ai donc pas d’opinion très précise à son sujet. L’impression que j’en ai est celle d’un sampling, à l’échelle globale, de situations et de thèmes très variés, qui fait la part belle à des évolutions où des innovations renversantes dont les territoires non urbains seraient aujourd’hui les théâtres « out of sight, out of mind ». L’exposition se penche ainsi sur une collection d’espaces-temps ou de phénomènes (principalement contemporains) censés livrer quelques clefs de l’énigme d’un « futur » (progrès ? « grille cartésienne » ?) qui aurait déserté les villes pour préparer ailleurs de nouvelles mutations. Je n’ai pas encore bien saisi le fil rouge, s’il y en a un, qui lie les choix éditoriaux de cette exposition – l’expérience pure d’un décentrement, d’une atomisation de la réflexion ? – mais je note, malgré le paradoxe apparent, une certaine continuité avec l’exposition Mutations à laquelle Rem, il y a vingt ans, avait donné pour mission d’explorer l’hypothèse suivante : Monde=Ville.
Par comparaison, notre exposition, centrée sur les rapports entre agriculture et architecture, est beaucoup plus classiquement didactique, voire idéologique, au sens où elle réunit un corpus d’idées et de références qui vient soutenir un argument.
Quatre « modèles », quatre scénarios
Incorporation. La métropole capitaliste absorbe la campagne.
C’est l’orientation de ceux qui pensent que le remède se trouve dans la poursuite de la concentration urbaine et dans l’intensification de la voie technologique. Superserres, fermes verticales, OGM, production hors sol, hydroponie. Dans ce scénario futuriste, les métropoles deviennent les tours de contrôle d’une campagne vidée de ses habitants.
Négociation. L’urbanisme intègre l’agriculture à son programme comme une palette de nouvelles composantes.
Les espaces agricoles sont pensés comme des composantes à part entière de villes qui en retour sont conçues à partir des territoires qui les alimentent. Dans cette perspective d’“urbanisme agricole”, les démarches de l’urbanisme et de l’agriculture renégocient leurs jurisprudences respectives et les renouvellent afin de se réinventer mutuellement.
Infiltration. Les pratiques agricoles et horticoles colonisent les villes et leurs marges.
C’est la démarche, engagée dans les nombreuses initiatives d’« agriculture urbaine », qui investit les surfaces excédentaires ou délaissées des agglomérations existantes : friches, toitures, parcs, talus, etc. Sans remettre en question la logique et les réalités de la condition urbaine actuelle, ces initiatives se saisissent de la production, de l’approvisionnement et de la consommation alimentaires pour amorcer des collectifs et des pratiques solidaires dans les territoires déracinés des métropoles.
Sécession. De nouvelles formes de communes plus autonomes s’affranchissent de l’orbite des métropoles
C’est la démarche, plus radicale et volontiers agrarienne, de ceux qui remettent en question l’hégémonie de la métropole. Quitter la ville en quête d’autonomie. On peut rattacher à cette nébuleuse d’initiatives toute une série de mouvements d’affranchissement et/ou d’enracinement communautaires à caractère politique comme les « Zones à Défendre » ou les regroupements de communes volontaires.
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