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Architecture et climat : au-delà de la crise, vers un récit collectif

AA vous invite à re(lire) l’article de Léa Mosconi, publié dans le numéro 411 d’AA dédié au Climat, au sujet des liens entre architecture et climat. En effet, les années 1960 furent celles de l’architecture solaire et bioclimatique ; les années 2000, celles de la démultiplication des normes et labels en faveur de la performance énergétique. Quinze ans plus tard, les architectes prennent conscience que le monde est au-delà de la crise : il est embarqué dans un nouveau régime climatique.

La ville des matériaux infinis. Le réemploi comme discours de l’architecture climatique. © Hadrien Krief
La ville des matériaux infinis. Le réemploi comme discours de l’architecture climatique. © Hadrien Krief

1965, sud-est du Colorado : quatre étudiants américains achètent un terrain de huit hectares dans le désert et y fondent la communauté Drop City. Constitué de dômes géodésiques construits avec des matériaux de récupération, ce projet communautaire répond au désir d’une génération de s’émanciper d’un modèle de vie normatif. L’architecture y devient un lieu d’expérimentation pour penser la question du climat, de l’énergie et du rapport à l’environnement. Cette émulation qui parcourt les années 1960 et 1970 est à l’origine de l’architecture solaire puis bioclimatique.

Performance énergétique et discours alternatifs

Deux décennies plus tard, le thème de l’énergie fait à nouveau irruption chez les architectes. Les différents sommets mondiaux sur le climat, la médiatisation du développement durable, la perception d’une crise environnementale que le GIEC (Groupe d’experts intergouvernemental sur l’évolution du climat), créé en 1988, tente d’appréhender, participent à ériger la performance énergétique en enjeu absolu. Les normes, les labels, les incitations politiques, de la loi Barnier en 1995 aux labels HQE (1990-1996) et Passivhaus (1996), font de l’énergie une question centrale dans la construction. Cette injonction contribue à étendre l’utilisation de nombreux dispositifs, marquant tant le bâtiment que la ville. L’isolation par l’extérieur se généralise, les panneaux solaires se multiplient, la ventilation du bâtiment se complexifie.

Au même moment, relativement discrètement, se construisent des discours alternatifs sur l’environnement. Différentes approches émergent. D’une part, une réflexion sur la matière, de sa nature à son réemploi. Le groupe CRATerre, avec la terre crue, et Patrick Bouchain, avec son travail sur la récupération (le Lieu unique, 1999), sont représentatifs de ce courant. D’autre part, Peter Zumthor (Thermes de Vals, 1996), Glenn Murcutt (maison Simpson-Lee, 1994), Mario Botta (chapelle Santa-Maria degli Angeli, 1996) et plus largement les architectes du régionalisme critique, contribuent à nourrir une réflexion sur le dialogue entre un bâtiment et son milieu, qu’il soit topographique, climatique ou culturel. Enfin, en France, des architectes comme Françoise-Hélène Jourda, Gilles Perraudin ou Philippe Madec font du climat et de l’énergie des éléments centraux du projet.

Ces trois démarches, sur la matière, le milieu et le climat, tendent à s’affirmer au cours des années 2000 et influencent une jeune génération d’architectes, comme Boris Bouchet, SOA, ou le collectif Encore Heureux. Par ailleurs, s’il y a une certaine aporie dans la course effrénée à la performance énergétique, son ancrage dans la réglementation – avec les RT 2000, 2005 puis 2012 aux exigences croissantes – et sa médiatisation participent à généraliser, pendant ces mêmes années 2000, une réflexion globale sur l’environnement tant dans la pratique de l’architecture que dans son enseignement et dans la recherche.

La carte des sites imaginaires. Entrelacement de l’architecture et de ses contextes physiques, culturels et idéologiques. © Hadrien Krief
La carte des sites imaginaires. Entrelacement de l’architecture et de ses contextes physiques, culturels et idéologiques. © Hadrien Krief

L’homme, force géologique dominante

Durant la décennie suivante, l’émergence de la thèse de l’anthropocène dans le milieu de l’architecture fait converger les craintes et les considérations pour l’environnement vers un récit collectif. L’anthropocène, notion qui apparaît au début des années 2000 dans la communauté scientifique, considère l’homme comme une force géologique dominante dont l’action sur son milieu serait comparable, dans son amplitude et dans sa temporalité, à celle des forces telluriques. Cette thèse, qui porte un récit chargé d’une esthétique du sublime, nous fait passer de l’idée d’une crise environnementale à celle d’un « nouveau régime climatique », comme l’affirme Bruno Latour dans Face à Gaïa (La Découverte, 2015).

Ainsi que le soulignent les historiens Christophe Bonneuil et Jean-Baptiste Fressoz dans L’Événement anthropocène (Le Seuil, 2014) : « Penser l’anthropocène, c’est abandonner l’espoir d’une sortie de crise. La crise est derrière nous, dans ce moment bref et exceptionnel de croissance industrielle. L’anthropocène est un point de non-retour. Il faut donc apprendre à y survivre. » La globalisation du discours sur l’environnement, l’affirmation de positions architecturales manifestes sur le climat, comme celles de Duncan Lewis ou de Glenn Murcutt, et la pénétration de la thèse de l’anthropocène dans le milieu de l’architecture engagent de plus en plus d’architectes à s’écarter d’une approche de la performance pour questionner plus profondément leur rôle face à l’ampleur des changements climatiques.

La question du réemploi, par exemple, se structure dans le discours que construisent des dizaines de jeunes collectifs. Les Belges Rotor, qui font figure de pionniers, portent avec conviction ces sujets, allant même jusqu’à ouvrir une société coopérative de démantèlement et de vente de matériaux réutilisables, extraits de bâtiments en cours de démolition. Construire avec des ressources disponibles devient aussi un principe fort pour nombre d’architectes. Diébédo Francis Kéré au Burkina Faso, Studio Mumbai en Inde, Wang Shu en Chine : ils sont de plus en plus nombreux à s’emparer des techniques de construction et des matériaux locaux. Par ailleurs, la réflexion sur l’architecture et le climat se complexifie : des architectes comme Philippe Rahm ou Lacaton & Vassal font du climat un acteur du projet qui questionne tant l’espace que les manières de l’habiter.

Si le milieu de l’architecture se trouve confronté, à la fin des années 1990, au débat sur l’environnement par le prisme de la performance énergétique, ces deux dernières décennies voient se construire un récit collectif, questionnant dans ses fondements la relation de l’architecture à son milieu. Les expérimentations qui en découlent interrogent la matière avec laquelle on construit, la technique que l’on emploie, l’usage que l’on fait du lieu, l’énergie que l’on utilise, les interactions que l’on crée avec le climat et l’environnement. Des recherches que poursuit la jeune garde, avec les armes de ses aînés et la même ferveur qui animait les initiateurs de Drop City il y a près d’un demi-siècle.

Léa Mosconi is enseignante à l’Ensa Paris-Malaquais et doctorante en architecture.

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