De gauche à droite : Thomas Coldefy et Éric Delerue © Caterina Grosso
De gauche à droite : Thomas Coldefy et Éric Delerue © Caterina Grosso

Collaborations

Affinités créatives #5 : monumentalité et délicatesse

Le 20 mars dernier, AA organisait au sein de l’Atelier Tarkett, à Paris, un nouvel échange dans le cadre de la série Affinités créatives et réunissait à l’occasion le chef étoilé Éric Delerue et l’architecte Thomas Coldefy. Extraits choisis.

Emmanuelle Borne : Thomas Coldefy, vous dirigez, depuis 2006, avec Isabelle Van Haute, l’agence Coldefy & Associés, installée à Lille, ainsi qu’à Paris et Shanghai. Vous avez notamment livré, pour premier fait d’armes, l’Institut de design de Hong Kong, en 2011. Éric Delerue, vous avez été pendant trente-deux ans le chef du Cerisier, à Laventie, dans le Pas-de-Calais, un restaurant pour lequel vous avez obtenu une étoile au guide Michelin en 2002, et vous ouvrez fin avril une nouvelle adresse dans le Vieux-Lille. Plus précisément, vous allez ouvrir deux adresses au même endroit, un restaurant gastronomique et une brasserie. Le tout dans un bâtiment conçu et réalisé par l’agence Coldefy & Associés, qui comprend aussi un hôtel-boutique de six chambres. En quoi consiste ce projet et qu’en attendez-vous ?
Éric Delerue : J’en attends beaucoup ! J’ai rencontré Thomas il y a trois, quatre ans, par l’intermédiaire de la famille Marquet, qui porte le projet immobilier. Plus on avance, plus on se rend compte qu’entre l’architecture et la cuisine, il y a véritablement des points communs. Ce projet, mené notamment avec Thomas, consiste à s’installer en plein coeur du Vieux-Lille, à rapatrier le restaurant que j’avais une trentaine de kilomètres plus loin, dans un emplacement exceptionnel à tout point de vue : le lieu, la luminosité… Tous les feux sont verts pour que ça fonctionne.

EB : Thomas Coldefy, pouvez-vous nous faire part de vos inspirations pour ce projet ?
Thomas Coldefy : Le projet est situé sur un site très particulier dans le Vieux-Lille, le long de l’avenue du Peuple-Belge, une parcelle très contrainte à cause du contexte historique, sans oublier la grande quantité d’eau présente dans les sous-sols. Le promoteur était séduit par l’emplacement et le nom d’Éric Delerue a été cité car il a une histoire connue dans le Nord. On s’est rencontrés, et on a très vite imaginé un bâtiment pouvant accueillir dans son socle deux niveaux de restauration ouverts sur la ville. Ensuite, le projet a été conçu au fur et à mesure des rencontres. J’ai dû évidemment faire quelques voyages d’étude dans son restaurant existant ! On avait surtout l’idée, avant même de rencontrer Éric, d’un bâtiment qui se manifeste comme une empreinte minérale dans la ville.

EB : Éric Delerue, quelles sont les inspirations d’un chef ?
ED : Je travaille toujours en musique. Ce qui compte, c’est le bien-être : quand on est bien, on cuisine bien. Je pense que la source, c’est le produit, les marchés, les rencontres avec les fournisseurs, les éleveurs… Jusqu’à présent, le bâtiment, l’architecture, tout ça ne m’avait jamais inspiré, du moins directement. Là, peut-être que ça va changer, car il y a de bonnes ondes dans ce bâtiment. Mon autre restaurant était installé dans une maison bourgeoise à l’ancienne, avec son entrée principale, un double service, des moulures au plafond, ce qui n’avait rien à voir avec le bâtiment de Thomas. Là, on est dans un autre registre, beaucoup plus contemporain.

Coldefy & Associés Architectes Urbanistes, Peuple belge, logements et restaurants, Lille, France, 2019.
Coldefy & Associés Architectes Urbanistes, Peuple belge, logements et restaurants, Lille, France, 2019.

EB : Est-ce que cela va avoir un impact sur votre manière de travailler ?
ED : Je ne pense pas, car j’ai une cuisine déjà contemporaine. On essaie de travailler le produit, sans fioritures, on essaie de faire des choses assez pures. C’est difficile de parler de sa cuisine, mais je pense qu’on fait une cuisine actuelle, au goût du jour, qui se prête au bâtiment. Nous avons eu un livre d’or pendant une trentaine d’années ; en le feuilletant, la phrase qui revenait tout le temps est la suivante : « On retrouve le goût du produit. » J’aime conserver le produit le plus brut possible.
TC : Tu nous as rejoints assez facilement. Le bâtiment du Peuple- Belge est contemporain, mais surtout en dialogue avec la ville ; il est issu des dialogues avec les urbanistes, les architectes des monuments historiques. Notre volonté était de faire du rez-de-chaussée et de l’accueil des lieux de passage en faisant presque entrer le trottoir à l’intérieur du projet. Le visiteur peut entrer et choisir entre le restaurant bistrot ou aller à l’étage, vers le restaurant gastronomique.

EB : Vous avez en commun « la recherche de la simplicité ». Est-ce que cette sobriété est compliquée à mettre en place ?
ED : C’est la technique qui est compliquée, la gestion du petit jus, la cuisson qu’on veut la plus précise possible… Mais au fond, cuisiner n’est pas très compliqué. Selon Alain Passard, cuisiner, c’est la maîtrise du feu, et c’est tout à fait ça.

EB : Thomas, votre premier bâtiment livré fut l’Institut de design de Hong Kong. Depuis, vous continuez à travailler en Chine ainsi qu’en France, et vous proposez aussi des projets hybrides, à la croisée des deux cultures. Je pense à la Fondation de Chine que vous avez conçue avec l’atelier chinois FCJZ pour la Cité universitaire de Paris, où vous avez combiné la figure traditionnelle du tulou, cette résidence communautaire du sud de la Chine, avec celle de l’îlot haussmannien.
TC : Nous avions un site incroyable, avec d’un côté le périphérique et de l’autre un espace très ouvert dédié à des activités sportives. On nous a demandé de concevoir un bâtiment qui a une saveur chinoise et une saveur française. Je sais qu’il y a de la fusion-food dans la gastronomie, mais, en architecture, l’exercice d’imbrication est moins évident. Nous l’avons saisi comme un défi ; d’ailleurs, je ne connaissais pas cette figure du tulou. C’est en travaillant avec notre confrère chinois, Yung Ho Chang, que nous avons voulu explorer ce format urbain du tulou, composé d’enceintes servant à protéger le village des attaques extérieures. Mais nous ne sommes plus à une époque où il faut se protéger et se refermer sur soi-même. D’où l’idée de combiner cette figure à celle de l’îlot haussmannien.

EB : Si, dans ce cas, l’hybridation est efficace, il y a des mélanges qui ne prennent pas, en architecture comme en cuisine.
TC : C’est ainsi qu’on perd les concours, qu’on sert aussi sans doute des mauvaises assiettes !
ED : Seulement toi, tu ne peux pas goûter avant.

Les contraintes en cuisine sont un peu comme la mission confiée à l’architecte : il peut avoir conçu le plus beau bâtiment du monde, si ses murs sont posés de travers, c’est foutu.

EB : De la même façon qu’un architecte doit composer avec des contraintes, quelles sont les contraintes d’un chef ?
ED : On en a de nombreuses aussi, surtout en période d’ouverture ; je pense notamment, dans le cadre de notre futur bâtiment, aux contraintes de sécurité, d’accès PMR. Quant aux contraintes dans la cuisine, il y en a beaucoup : il faut que les produits soient frais, que les cuissons soient respectées, que les jus soient bien assaisonnés… C’est un peu comme la mission confiée à l’architecte : il peut avoir conçu le plus beau bâtiment du monde, si ses murs sont posés de travers, c’est foutu. Si le poisson est bien cuit, mais que le jus est mal assaisonné, le plat est loupé.
TC : En tant qu’architecte, nous aussi fixons des contraintes à notre liberté. On nous a reproché, avec l’Institut de design, de vouloir montrer nos muscles avec un bâtiment très démonstratif. Pourtant, que ce soit pour celui‑ci, pour la Fondation de Chine, le Peuple- Belge et tous nos projets, ce qui compte est l’impact du bâtiment dans le dispositif urbain. On va donc tester la figure de style – même si je n’aime pas le terme – pour qu’elle puisse apporter quelque chose de supplémentaire. Soit une proximité, soit une rupture parce qu’elle est nécessaire et participe à l’évolution du dispositif urbain. À Hong Kong, on a surélevé une partie du bâtiment pour dégager un espace public, ce qui induit une monumentalité, mais celle-ci a permis de fabriquer davantage d’espaces publics que ce qui était disponible. Les gens doivent s’approprier les bâtiments qu’ils vont habiter ou visiter et il faut qu’ils puissent les comprendre d’un seul coup d’oeil. C’est cette dimension qui est importante pour nous, et elle ne nous appartient pas. Nos bâtiments peuvent avoir une expression parfois caricaturale, car on fait en sorte qu’ils ne nous appartiennent plus, qu’ils puissent être habités.

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