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Galeries d’aujourd’hui : la face cachée des villes

« Les villes comme les rêves sont faites de désirs et de peurs… Et toute chose en cache une autre. » Ainsi parlait Marco Polo dans Les Villes invisibles (1972), sous la plume d'Italo Calvino. La pandémie actuelle rend plus vibrante encore cette vision de la ville car partout nous traquons et fuyons le virus invisible. Dans le monde du coronavirus, le confinement aura semble-t-il inversé la dialectique visible-invisible – ainsi que l'illustre le n°441 de L'Architecture d'Aujourd'hui

Afin de nourrir cette réflexion, la rédaction d’AA a invité trois galeries à sélectionner une œuvre d’un artiste plasticien ou d’un architecte qu’elles représentent exprimant leur vision de « la face cachée des villes ». Ont répondu à l’invitation : la galerie Skopia à Genève, la galerie Mitterand à Paris et la galerie Betts Project à Londres.


Thomas Huber, Corona, 2020, huile sur toile, 120 x 160 cm | © Winfried Mateyka - Courtesy: Thomas Huber & Galerie Skopia
Thomas Huber, Corona, 2020, huile sur toile, 120 x 160 cm
| © Winfried Mateyka – Courtesy: Thomas Huber & Galerie Skopia

THOMAS HUBER, CORONA, 2020
représenté par
la galerie Skopia

La peinture de Thomas Huber dévoile un monde ironique et imaginaire, son œuvre met en scène un processus de symbolisation complexe qui recourt à des techniques de représentation sophistiquées : mises en abîme systématiques, co-présence de temporalités différentes ou d’éléments apparemment contradictoires, dans des espaces illusionnistes, entre architecture classique et utopique. Son travail questionne fondamentalement la possibilité de la représentation. Ses peintures tout à la fois aspirent et excluent le spectateur. Le tableau marque le lieu de la rencontre entre la propre apparence du tableau et la profondeur cachée de l’image, la mise en abîme soulignant l’énigme de celle-ci.

La galerie Skopia a été fondée à Nyon (Suisse) en février 1989 par Pierre-Henri Jaccaud. Depuis ses débuts, elle travaille avec une nouvelle génération d'artistes suisses, se distinguant par sa sélection rigoureuse d'œuvres et un grand nombre de premières.

www.skopia.ch

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Edi Hila, Prince of the Lake, 2020, huile sur toile, H 128,5 x 168 cm |© Edi Hila, Courtesy Galerie Mitterrand
Edi Hila, Prince of the Lake, 2020, huile sur toile, H 128,5 x 168 cm
| © Edi Hila, Courtesy Galerie Mitterrand

EDI HILA, PRINCE OF THE LAKE, 2020
représenté par la galerie Mitterrand 

Figure majeure de la scène balkanique, Edi Hila témoigne depuis le début des années 90 des profonds changements vécus par les sociétés postcommunistes européennes.

Le titre de notre exposition actuelle Prince of the Lake est aussi le titre de la première peinture d’une nouvelle série initiée par Edi Hila en 2020. Motif de prédilection de l’artiste, l’architecture est un vecteur de sens dans toute son œuvre. En effet, selon lui, l’architecture est une source inépuisable de connaissance d’une société : son observation nous révèle son histoire politique, sa culture esthétique, sa situation économique et même une dimension psychologique. Ayant connu le désenchantement d’un pays en pleine reconstruction, Edi Hila souligne avec ironie la mégalomanie et les anachronismes des récentes réalisations architecturales portées par la nouvelle culture libérale de son pays.

La Galerie Mitterrand a été fondée en 1988 par Jean-Gabriel Mitterrand. Spécifiquement engagée dans la défense et la promotion de la sculpture contemporaine, elle représente de nombreux artistes internationaux, jeunes pousses ou confirmés, mais organise aussi des expositions où se rencontrent peintures, installations et arts graphiques. 

www.galeriemitterand.com

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© Jacques Hondelatte Amenagement du centre ville de Niort | Betts Project
© Jacques Hondelatte, 1992 | courtesy the Artist’s estate and Betts Project.

JACQUES HONDELATTE, AMÉNAGEMENT DU CENTRE-VILLE DE NIORT
représenté par Betts Project

« Une ville avec soixante coupoles d’argent, des statues en bronze de tous les dieux,des rues pavées d’étain, un théâtre en cristal, un coq en or qui chante chaque matin sur une tour. »*

Les rues Ricard et Victor-Hugo du centre-ville commerçant de Niort ne présentant pas de dysfonctionnement majeur, une intervention légère m’a paru souhaitable, centre sur les objets du quotidien de la ville, avec, ici, l’ambition de leur conférer le rang d’œuvres.

Un personnage aveugle qui crie dans la foule, un fou qui se penche à la corniche d’un gratte-ciel, une jeune fille qui se promène avec un puma en laisse. J’ai proposé d’installer dans les rues une collection d’objets qui se définiraient non plus seulement par leur fonction, mais également par leurs propriétés plastiques, par leur propension étonnante à venir habiter nos rêves, leur capacité à générer des mythes, leur “amicalité”.

« Les sphinx, les griffons, les chimères, les dragons, les hippo-cerfs, les harpies, les hydres, les licornes, les basilics reprenaient possession de leur ville. »*

Le glassphalt des rues de Manhattan, cet enrobé de verre cassé qui scintille doucement à la lumière revêt uniformément le sol des deux rues niortaises. Évadés de quelque temple philippin, quatre dragons de bronze grenaillé viennent onduler à l’unisson entre les automobiles et les piétons.
Quarante bricoles vénitiennes en laiton laqué bleu et blanc permettent l’amarrage d’autant de véhicules. Quarante barrettes en fonte d’aluminium sablé sont disposées entre les places de stationnement. Une « tour range-vélos » faite d’inox empile des blocs calcaires où s’accrocheront – à leur tour – quelques mousses ; quatre pierres levées en marbre de Carrare et d’ailleurs, aux proportions et aux couleurs homothétiques, ont leur surface recouverte en permanence d’une fine pellicule d’eau. Trente-deux, « parcs naturels », cernés d’une « clôture-banc », mettent à distance véhicules et piétons. Dans un parc sur deux, un bouleau se dresse. Dans l’autre sont régulièrement renouvelées des plantes agricoles : blé, maïs, orge, colza, luzerne, lin, choux, tournesols… Enfin, huit extraits des Villes invisibles d’Italo Calvino sont gravés sur huit des barrettes séparatrices.

« Ville baignée par des canaux concentriques et survolée par des cerfs-volants. »*

Une collection d’objets séduisants et déconcertants, étranges ou exotiques, magiques ou ludiques, oniriques ou « mythogènes », pour glisser un peu de fantastique dans le quotidien de la ville, pour immiscer un peu de poésie dans nos vies. Des aménités dans l’espace urbain qui ne négligeraient pas une forme contemporaine d’animisme. Des éléments sans doute voués à devenir tôt ou tard emblématiques de la ville qui a choisi de les accueillir gentiment.
Ville blanche, bien exposée à la lune, avec des rues qui tournent sur elles-mêmes comme les fils d’une pelote.

« Chacune de ses rues court suivant l’orbite d’une planète. »*

Il n’a guère fallu longtemps au Niortais pour reconnaitre dans la surface rutilante du glassphalt celle du Marais poitevin voisin, envahi de lentilles d’eau ; pour expliquer au visiteur que la cité deux-sévrienne est la capitale de la « Venise verte » ; pour se souvenir de quelques couleuvres fabuleuses échappées de la Sèvre, comme ce dragon ailé qui mit la ville en émoi au XVIIIe siècle, avant d’être terrassé, au prix de sa vie, par un soldat condamné à mort.
Il n’a guère fallu longtemps non plus pour évoquer les nombreuses résurgences du plateau calcaire ou voile d’eau du golfe des Pictons, pour revendiquer le classement du Marais en parc naturel régional, pour oser le jumelage phonétique entre Niort et New York, et peut-être même assurer avoir connu autrefois un dénommé Calvineau, bottier, qui tenait boutique non loin des halles… Chaque fois que je fais la description d’une ville, je dis quelque chose de Venise. Mon esprit contient toujours un grand nombre de villes que je n’ai pas vues et ne verrai pas, des noms qui portent avec eux une image ou un fragment ou un reflet d’image imaginée.

J’aime les villes vivantes et farouches dont la richesse retenue jaillit, quand on en creuse le sol, en objets fabuleux, témoins de leur futur, et qui infectent la ville comme les bourgeons, l’arbre. L’aménagement ne sert qu’autocratie ou bureaucratie. Être modeste : ne pas troubler les lieux qui déjà vivent. Être Prétentieux en hissant les objets quotidiens au rang d’œuvres. Être doux avec la ville : ne pas croire en son âge d’or, ne pas marquer d’étape. Être contemporain, respectueux du passé, passionné d’avenir.

Jacques Hondelatte, 1991 – 1992
*Italo Calvino, Les Villes invisibles, 1972

Fondée à Londres par Marie Coulon en 2014, Betts Project est spécialisée dans le dessin d’architecture. La galerie présente de nouvelles manières de sentir et penser l’architecture en dehors des voies purement descriptives et rationnelles.

www.bettsproject.com


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