Architecture

Starck à Metz : designer ou conteur ?

En mars 2025, la Maison Heler, hôtel dessiné par Starck à Metz, ouvrait les portes de ses 104 chambres, réparties entre les murs d’une tour de béton matricé surmontée d’une maison en zinc. Le projet pourrait paraître quelconque s’il ne s’était développé autour d’une fiction, La Vie minutieuse de Manfred Heler, un livre écrit par Starck dans la droite lignée fantasque de l’écrivain Raymond Roussel.

Le designer y narre les aventures d’un personnage de fiction, Manfred Heler, qui hérite de la maison de ses parents et la voit, un jour, monter dans les airs. En plus d’avoir signé une histoire rocambolesque sur le projet, contée dans le dernier numéro d’AA, le critique d’art Christophe Le Gac s’est entretenu avec le designer pour tenter de retracer le fil de cette histoire rocambolesque et surtout, pour détailler comment, d’un récit surréaliste, peut naître un lieu d’hospitalité.


Propos recueillis par Christophe Le Gac     
© Julius Hirtzberger

À quel moment avez-vous eu l’idée d’inventer Manfred Heler et de raconter « sa vie minutieuse » ?

Philippe Starck :  Tout commence avec une rencontre ; avec un messin d’origine, Yvon Gérard, qui m’a proposé un jour de porter ensemble un projet. La seule condition qu’il posait : que cela se passe à Metz. Cette contrainte est rapidement devenue une évidence, tant la ville et ses alentours marqués par une histoire d’attente liée à la guerre, se sont révélés être un terreau fertile pour nourrir notre imagination. Dans ce contexte, je ne peux m’empêcher de constater aujourd’hui que 70 % des hôtels sans âme tentent de se donner une contenance artistique en s’affublant d’horribles peintures, de sculptures mal placées ou d’artefacts douteux. Je déplore cette approche purement décorative, déconnectée du sens.

C’est pour cela que, lorsque je conçois un hôtel, je le fais comme on réaliserait un film. J’imagine une histoire, je déroule un scénario, je pense aux expériences que vivront les visiteurs, à leurs trajectoires, à leurs émotions. Je ne conçois pas un lieu comme une simple enveloppe, mais comme une narration vivante. Ce qui m’importe avant tout, ce sont la chaleur, l’humanité, et cette capacité du lieu à faire en sorte que les gens s’y sentent chez eux — parfois même mieux qu’à la maison.

Cette idée d’imaginaire enraciné dans le réel me rappelle un écrivain que j’admire particulièrement : Raymond Roussel. Figure du surréalisme, il vivait dans un camping-car, n’a jamais quitté la France, mais a pourtant écrit deux œuvres magistrales : Impressions d’Afrique et Nouvelles Impressions d’Afrique. Il y décrivait des mondes qu’il n’avait jamais vus. J’ai toujours trouvé cette démarche fascinante. C’est une forme de beauté, de poésie pure, un art à part entière. C’est ainsi que m’est venue l’envie d’aller encore plus loin : écrire une histoire inventée de toutes pièces, mais que je ferais exister dans un hôtel, en trois dimensions. Un récit qui ne serait pas seulement à lire, mais à vivre, à travers chaque pièce, chaque détail, chaque atmosphère. Les visiteurs retrouveront dans l’hôtel tout ce qui se trouve dans le livre.

Cette histoire, c’est celle de Manfred Heler. Orphelin, il hérite de la maison familiale et de son vaste parc, mais l’ennui le pousse sans cesse à inventer. C’est un homme rigoureux, profondément inventif, capable d’échouer comme de réussir, toujours avec une grande poésie et une détermination constante. Un jour de printemps, alors qu’il se repose dans le parc, la terre se met soudain à trembler. Stupéfait, il est propulsé dans les airs, toujours assis sur sa chaise, avec sa maison tout entière. Lorsqu’il reprend ses esprits, il découvre que la maison s’est dressée à la verticale, comme extrudée du sol, dominant désormais la ville. C’est alors qu’un bruit d’ascenseur retentit. Un petit homme en sort : Niou. Roi d’une île déserte dont il est l’unique habitant, Niou raconte à Manfred qu’il a traversé la Terre en son centre pour venir jusqu’ici. Très vite, une amitié naît entre eux, et ils commencent à inventer ensemble, dans la grande maison messine suspendue dans les airs.

© Julius Hirtzberger

Quel a été votre mode opératoire pour transformer ces écrits en un lieu d’hospitalité, à l’échelle de l’objet comme à celle de l’espace intérieur ?

Ph. S : Lorsque vous entrez dans l’hôtel, vous êtes immédiatement transporté dans un autre monde. C’est comme si vous pénétriez dans l’esprit même de Manfred Heler. La Maison Heler est un voyage à travers la vie de Manfred, une évasion vers le rêve, l’utopie, l’amour et la poésie. Au rez-de-chaussée se trouve son atelier. C’est là qu’il invente, construit des avions, et tente — en vain — de fabriquer des sous-marins. L’espace est peuplé de photos de ses créations, d’objets inspirés notamment de la pataphysique. Il y règne une douceur, une forme de mystère. Le monde de Manfred est en noir et blanc, tout ce qu’il imagine prend forme au crayon, sur du papier. Et pourtant, une idée traverse tout : celle de l’amour. Nous ne savons pas si elle existe vraiment, mais Manfred nourrit une passion rêvée pour une jeune femme prénommée Rose. En son honneur, il installe une cuisine au cœur même de son atelier : La Cuisine de Rose. Tout y est rose, de la vaisselle à la nourriture, et c’est là, dans cette bulle chromatique et affective, qu’il l’attend.

Du deuxième au huitième étage, les couloirs deviennent des galeries de son imaginaire. Des images évoquent ses pensées, ses inventions inachevées, ses tentatives restées à l’état d’idée. Puis on entre dans les chambres et les suites, qui prolongent cette rêverie. Elles invitent à la contemplation et à l’inspiration, grâce aux petites surprises et jeux mentaux disséminés ici et là. Ces espaces sont habités par une élégance fonctionnelle, sans artifice. On y retrouve les matériaux dans leur vérité : le blanc du coton, le gris brut du béton au plafond et aux murs. Le confort naît de la douceur des tapis moelleux, de la chaleur des fauteuils en cuir naturel.

Enfin, tout là-haut, dans le ciel, au neuvième étage, se trouve la maison que Manfred a héritée de ses parents. Elle est intacte, telle qu’ils l’ont laissée. Elle trône comme un trésor préservé, baignée d’une lumière cathédrale colorée, diffusée par les 19 vitraux d’Ara Starck.

Pareillement, comment avez-vous transposer les inventions présentes dans le livre, un élément clef de la personnalité fictive de Manfred Heler, à l’échelle de l’hôtel ?

Ph. S : La Maison Heler est un hôtel construit autour de symboles. Chaque pièce, chaque détail, recèle un sens, plus ou moins caché. Au rez-de-chaussée, dans la Cuisine de Rose, les inventions fantasques de Manfred prennent vie à travers les reproductions d’objets pataphysiques, loufoques et surréalistes de Jacques Carelman [1] : du marteau en cristal à l’enclume en plâtre, de la hache à deux bouts au rocking-chair inversé. Suspendu au-dessus du bar de Rose, un avion en bois, semblable à un origami géant, rappelle celui imaginé par Manfred et Niou pour leur grand départ — un voyage rêvé autour du monde. Dans les chambres, on découvre d’autres fragments de cet univers : des pièces de monnaies anciennes, des citations poétiques, un alphabet secret à déchiffrer. Chaque signe, chaque objet, dévoile un peu plus la pensée littéraire et inventive de Manfred Heler, comme une énigme à parcourir.

© Julius Hirtzberger

Quelle est votre rapport à la poésie ? Et par extension, au surréalisme inhérent de Jacques Carelman et son livre culte, Le Catalogue des objets introuvables ?

Ph. S : Le plus grand acquis de ma vie est sans doute d’avoir compris que la poésie est l’un des mots les plus essentiels. J’aime trouver la poésie partout, tous les jours, dans les gestes de la vie quotidienne, dans la science. Alors je la développe, je la fais émerger, je l’augmente afin de la révéler sans mièvrerie, dans une approche résolument moderne et créative. J’adorerais pouvoir dessiner des poésies, cependant j’ai une maladie mentale appelée créativité, et suis issu d’une génération qui, hélas, a dû exprimer ses idées à travers la matière. J’en ai honte puisque je suis avant tout un explorateur, un rêveur, un aventurier qui n’aime que l’immatériel, la dématérialisation. Je suis né ailleurs, dans une relativité einsteinienne. Je crois en l’existence d’un langage universel qu’est le surréalisme, car ce sont des symboles ouverts, un canal sémantique, à interpréter librement. Cette forme de poésie, je l’applique à tous mes projets. Elle me permet de parler aux gens par le biais de surprises fertiles, surréalistes et délibérément anormales.

À l’instar de Jacques Carelman, régent de la chaire d’Hélicologie, j’ai eu l’honneur d’être nommé régent de la chaire d’Abstraction pratique & Concrétion spéculative au Collège de Pataphysique, la science des solutions imaginaires et décalées [lire notre article sur l’exposition Paris est pataphysique qui s’est tenue en 2023 au musée Carnavalet à Paris, NDLR]. Milie Von Bariter, provéditeur du Collège de Pataphysique, m’a invité à imaginer le moyen de transport de l’As du pataphysicien Dr Faustroll ; peut-être en est-ce juste le commencement ?


[1] Jacques Carelman (1929-2012) est un peinture et illustrateur français, auteur du célèbre Catalogue d'objets introuvables (1969), une parodie des catalogues de ventes par correspondances, peuplé d'objets imaginaires.

Maison Heler, Metz, France

Programme : hôtel de 104 chambres et suites, 2 restaurants, 2 bars, espaces événementiels
Maîtrise d’ouvrage : Demathieu Bard Immobilier
Architectes : STARCK
Superficies : 6 830 m² (SDP)
Statut : Livraison 2025


Pour en savoir plus sur l'univers du designer français, (re)découvrez le numéro 444 de L'Architecture d'Aujourd'hui, dont Philippe Starck a été rédacteur en chef invité.

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