© Virgile Simon Bertrand
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Zaha Hadid : le prix de l’apesanteur

Dans le monde des starchitectes, Zaha Hadid était l’une des plus grandes. Quatre ans après sa mort, l’agence Zaha Hadid Architects, désormais placée sous la direction de Patrik Schumacher, continue de livrer des réalisations architecturales aussi emphatiques qu’emblématiques. Achevé en 2019, le Meixihu International Culture & Art Centre de Changsha est l’un des derniers bâtiments en date. Qui rend hommage à Zaha Hadid.

Un article d'Andreas Kofler
Pour en savoir plus, découvrez l’entretien exclusif
de Patrik Schumacher, d
irecteur de Zaha Hadid Architects
dans le nouveau numéro d’AA, « Démesures ».

Dans la préface du Livre II (sur dix) de son De architectura, Vitruve raconte comment l’architecte macédonien Dinocrate était parvenu à attirer l’attention d’Alexandre le Grand. Dépité de l’efficacité limitée de ses lettres de recommandation, l’architecte avait décidé de s’en remettre à « sa haute taille, son visage agréable et [à] sa beauté, alliée à une grande dignité », qualités qu’il avait choisi de souligner en s’enduisant le corps d’huile, l’épaule gauche revêtue d’une peau de lion. L’excès d’emphase de cette mise en scène ne passa pas inaperçu : Alexandre invita Dinocrate à se présenter et, pour finir, à lui soumettre son projet mégalomane de reconfiguration (anthropomorphique) du mont Athos.

Ce récit s’impose immanquablement comme preuve de l’existence d’une figure historique du starchitecte, signant la réalisation d’un bâtiment emblématique. Mais il souligne aussi à quel point les choix du client peuvent être intimement liés à l’aura de l’architecte. Avançons dans le temps d’environ deux siècles, et remplaçons ce Dinocrate débordant de testostérone par une femme, architecte et cosmopolite, dont l’œuvre extraordinaire serait indissociable d’une personnalité tout aussi exceptionnelle. Il ne fait guère de doute que, dans bien des esprits, Dinocrate drapé dans sa peau de lion viendra alors se métamorphoser en Zaha Hadid, altière dans une robe noire asymétrique avec, sur les épaules, une cape glamour.

« En quatrième et en cinquième année, la performance de Zaha a suivi la trajectoire d’une fusée qui décollerait lentement avant d’amorcer une constante accélération. Désormais, c’est une PLANÈTE, avec sa propre orbite, inimitable. Un statut qui a ses avantages et ses inconvénients : en raison de la flamboyance et de l’intensité de son travail, elle ne pourra jamais avoir une carrière conventionnelle. Elle doit à son talent de l’affiner et de le développer dans les années à venir. » Ces mots sont ceux de Rem Koolhaas, inscrits dans le livret de fin d’études de Zaha Hadid à l’AA School of Architecture, en 1977.

La géniale démesure de Zaha nous manque, mais on peut en retrouver la trace dans ses projets, que l’agence Zaha Hadid Architects (ZHA) s’est attachée à développer. C’est le cas par exemple à Changsha, où le Centre international Meixihu d’art et de culture, livré récemment, déploie un séduisant mélange de fluidité esthétique et de qualités sculpturales. Ce projet fait converger trois programmes et autant d’institutions : deux salles de représentation et un musée, réunis autour d’un vaste espace public. Serait-ce la Chine faisant étalage de ses richesses ? Zaha-la-flamboyante causant une fois encore la ruine d’un client ? (Une telle chose s’est-elle jamais produite ?) Dans le contexte actuel de sobriété, le recours à une architecture aussi prodigue et somptueuse – donc très consommatrice de matériaux et capitaux – n’est pas seulement surprenant mais difficile d’embrasser de façon impartiale. Essayons tout de même.

C’est en 2011 que ZHA a remporté le concours pour l’aménagement complet de ce vaste site de dix hectares, sur les rives du lac Meixi. Les projets concurrents de Coop Himmelb(l)au ou Hans Hollein (deux des cinq agences invitées à concourir) confirment que, dans son cahier des charges, le client réclamait quelque chose d’audacieux et de grandiose. Le projet est en effet la pièce maîtresse d’un grand plan d’infrastructures visant à revitaliser la ville de Changsha, capitale de la province chinoise du Hunan. Face à cette ambition superlative, l’emploi « excessif » de main d’œuvre et de matériaux doit déjà être relativisé ; on pourrait même dire qu’en réalité, il fait partie intégrante du mythe fondateur sur lequel devait reposer toute l’entreprise.

Les médias locaux répètent ainsi fièrement que la structure – inspirée des inflorescences d’un hibiscus – a utilisé plus de 22 000 tonnes d’acier, faisant écho par sa complexité structurelle au stade olympique de Pékin, le célèbre Nid d’oiseau conçu par Herzog & de Meuron pour les Jeux de 2008. Le mur rideau de l’édifice représente une surface de près de 70 000 mètres carrés. Il est constitué d’environ 12 000 éléments courbes (voire 14 000, selon les sources), dont chacun a été formé individuellement. Au total, 2,8 milliards de yuans ont été investis pour réaliser les 115 000 mètres carrés de ce complexe culturel, doté d’un grand théâtre de 1 800 places, d’une deuxième salle plus polyvalente de 500 places, et d’un musée contenant huit galeries d’exposition. Le tout éclairé par 20 000 LED, assemblé par 450 000 boulons et réalisé par 40 entreprises de construction et des milliers d’ouvriers, « sur une durée totale de 1 770 jours et autant de nuits ».

Cette débauche de moyens se justifie-t-elle au regard des ambitions programmatiques du projet ? Il semblerait que oui. Un an seulement après l’inauguration de la grande salle, en septembre 2017, elle avait déjà abrité 226 représentations, devant un public totalisant plus de 200 000 spectateurs. Au contraire de celle-ci, la partie contenant le musée d’art contemporain, nommé MICA (qui, avec ses 10 000 mètres carrés d’espaces d’exposition, est à peu près de la même taille que le MAXXI conçu par ZHA à Rome), ne permet pas encore de conclure nettement. Ses activités ont débuté fin novembre 2019 avec une exposition immersive de media art. Moins de deux mois plus tard, la pandémie de Covid-19 entraînait la fermeture de presque tous les musées chinois.

Il n’existe à ce sujet de statistiques comparatives, mais il semble tout de même que Zaha Hadid ait été attaquée plus souvent qu’à son tour dans la presse ou par les pouvoirs publics. Cela a pu conduire parfois à du ressentiment ou à des défaites injustes – ainsi, la perte du Stade olympique de Tokyo pour les Jeux 2020. S’il semble logique qu’une « architecture excessive » puisse conduire à des coûts eux aussi excessifs, on ne peut affirmer avec certitude qu’une situation du même type se soit présentée dans le cas du Meixihu International Culture & Art Centre. Les bâtiments de Zaha Hadid sont certes plus coûteux que d’autres, mais l’agence est connue aussi pour être généralement transparente sur le sujet. La rumeur veut ainsi que ZHA ait perdu le concours pour la Philharmonie de Paris faute d’avoir pas artificiellement minimisé dans sa candidature le coût réel du projet proposé. Notons en passant que le coût total du complexe Meixihu de Changsha s’élève à 70% du prix de revient final de la Philharmonie construite par Jean Nouvel.

Déculpabilisés par ces chiffres, mêmes les plus puritains pourront donc s’autoriser à explorer du regard, sans honte ni culpabilité, les courbes sinusoïdales du projet ZHA – comme s’ils admiraient une apparition de Zaha elle-même dans l’une de ces inimitables robes signées Rei Kawakubo qu’elle adorait porter. Dans un entretien inspiré avec Alvin Boyarsky en 1983 (publié dans un mémorable numéro que la revue GA Global Architecture avait consacré aux premiers projets de Zaha Hadid), les deux interlocuteurs tentent d’anticiper la réalisation des futurs projets « en apesanteur » de l’architecte. Une architecture « d’éléments flottants dans un espace donné », comme elle la définit elle-même à propos de son projet non construit The Peak, à Hong Kong. À en juger par les clichés vertigineux et les innombrables vidéos de Changsha (le projet semble en effet un terrain de jeu idéal pour les images de drones), il semblerait que cet état d’apesanteur ait été au moins en partie atteint avec le Meixihu International Culture & Art Centre.

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Un article d'Andreas Kofler.
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