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Richard Rogers, 1933-2021

« La technologie n’est pas une fin, c’est un moyen; ce sont les mots. La façon dont on les assemble leur donne un sens et si on a de la chance, un sens poétique », racontait-il à AA en septembre 1988. L’architecte britannique Richard Rogers s’est éteint le 18 décembre 2021, à l’âge de 88 ans, laissant l’architecture dite high-tech orpheline de son plus grand représentant.

Né en 1933 à Florence, Richard Rogers est issu d’une famille d’anglais installée en Italie, jusqu’à leur retour en Angleterre en 1938. En 1951, il termine ses études secondaires et peu après son service militaire, se rend en Italie sur les traces du cousin de son père, autre Rogers de renom, Ernesto Nathan Rogers, architecte, chef de file du « néo-rationalisme » italien et rédacteur en chef de la revue Casabella. Il suit l’enseignement de la AA School, avant d’achever ses études à l’université de Yale dont il sort diplôme d’architecture en 1962. C’est à Yale qu’il rencontre Norman Foster et Wendy Cheesman : avec son épouse Susan Jane Rogers, de retour en Angleterre, ils fondent tous les quatre l’agence Team 4, active jusqu’en 1967. Le concours pour le nouveau musée d’art moderne à Paris, aujourd’hui Centre national d’art et de culture Georges-Pompidou, gagné en 1971 avec Renzo Piano et Gianfranco Franchini, lance définitivement la carrière de Rogers mais aussi, l’affirmation d’une écriture. Plus qu’un « style », c’est une véritable logique urbaine qu’il défendra au sein de son agence Richard Rogers Partnership, devenue en 2007, Rogers Stirk Harbour + Partners, via des réalisations d’envergure livrées à travers le monde : le Lloyd’s Building à Londres (1984), l’aéroport de Marseille (1992), le Dôme du Millénaire (1999), l’aéroport de Madrid-Barajas (2006), le Three World Trade Center à New York (2006–2018), pour ne citer qu’elles. Médaillé d’Or par le RIBA en 1985, anobli par la Reine en 1991, il obtient en 2006 un Lion d’Or pour l’ensemble de sa carrière à la 10e biennale d’architecture de Venise et en 2007, le Pritzker Prize.

En 1988, L’Architecture d’Aujourd’hui fait paraître un dossier complet sur Richard Rogers et ses projets pour la ville de Londres — certains aboutis, d’autres annulés, voire sous le feu des critiques du prince Charles himself. Interviewé par la journaliste Michèle Champenois, il évoque dans AA de cette incompréhension, et défend, loin d’une architecture démonstrative, une réflexion intelligente sur la ville et ses espaces partagés. Extraits de cet entretien, publié dans L’Architecture d’Aujourd’hui 258, septembre 1988.

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Anastasia de Villepin

AA : Vous êtes, Richard Rogers, l’un des derniers «modernes». Mais votre travail, depuis une dizaine d’années, prend en compte la ville, les liaisons urbaines, les relations entre un édifice et les mouvements des citadins, ce que l’on a souvent reproché aux modernistes de ne pas faire. Vous aimez dire qu’un bâtiment doit offrir un spectacle tant à ses usagers qu’aux passants

Richard Rogers : Oui, c’est vrai autant chez Le Corbusier que chez Brunelleschi. Ronchamp est, à l’évidence, un théorème, une affirmation destinée à celui qui passe, une image sur la colline. Le Corbusier n’a jamais oublié ce principe, contrairement à beaucoup de ses disciples. Ne retenir que le mur-rideau, le blanc, l’horizontal, est une vue simpliste de l’architecture. Ce qui compte, chez lui autant qu’à la Renaissance, c’est comment on passe sous une arcade, comment on s’approche d’un bâtiment, comment on le perçoit de loin. Les éléments éternels, les plus durables au moins, de l’architecture car sensibles. Plus importants que de savoir si c’est blanc, c’est-à-dire moderne, ou multicolore, et donc post-moderne ! Ridicule.

AA : La transparence d’un bâtiment, sa flexibilité dans le temps, sont deux constantes de votre architecture. Parfois, cela reste une intention. Aux Lloyd’s, l’accès est strictement limité. Au centre Pompidou même, il n’y a que deux entrées.

RR : C’est le problème des immeubles de bureaux et des édifices privés en général. Mais il faut tout de même tenter de faire jouer un rôle public à l’édifice. Aux Lloyd’s, il y a un café (je voulais aussi que le restaurant soit public), une boutique, et la galerie pour les visiteurs. Au centre Pompidou, nous avions prévu dix-sept entrées et il n’y en a eu que deux pour des raisons de sécurité. Mais cela peut changer. Peu de temps avant les élections, 200 millions de francs ont été débloqués par Jacques Chirac, ce qui prouve que la culture compte en France ; j’aimerais que cela arrive ici, pour des transformations

AA : Flexibilité? Est-ce un vain mot?

RR : Un bâtiment ne se modifie pas de lui-même. Il faut conduire le changement. On nous a beaucoup critiqués à ce propos. Mais le problème aux Lloyd’s par exemple n’est pas de changer la climatisation, les ascenseurs ou le bâtiment… C’est qu’il n’y a personne pour orienter la transformation en réponse à des situations nouvelles. Le volume du marché a doublé depuis le déménagement. Personne n’avait prévu cette évolution. On peut évidemment mettre plus d’ascenseurs, plus d’escalators. Il y a la place pour le faire, mais il faut que quelqu’un le décide. Les architectes ne travaillent pas seuls : j’ai eu 127 réunions avec le comité des Lloyd’s. Nous ne sommes pas comme l’artiste dans son atelier ; 90 % de mon travail se fait avec les gens, 10 % seulement à la planche à dessin.

AA : Estimez-vous que la qualité des Lloyd’s est due à la qualité du maître d’ouvrage?

RR : Les quatre ou cinq bâtiments dont je suis satisfait (enfin, je ne le suis jamais complètement, car je préfère le processus à l’objet fini) ont, tous, eu un maître d’ouvrage exceptionnel. Robert Bordaz à Paris, Sir Peter Green aux Lloyd’s. Quelqu’un qui est toujours en mesure, quel que soit son emploi du temps, de prendre lui-même l’architecte au téléphone. […]

AA : Les escalators ne sont-ils pas, pour vous, architecte, une réponse esthétique, formelle, la représentation du mouvement dans la structure, plutôt que la seule réponse pratique au problème du déplacement?

RR : Personnellement, je déteste attendre un ascenseur, même quelques minutes. D’un étage à l’autre, les escalators sont très efficaces. Sur trois ou quatre niveaux, c’est moins sûr, mais personne aux Lloyd’s n’a su gérer les ascenseurs correctement ; le plus important a été longtemps utilisé pour les visiteurs ; il y a d’ailleurs eu un débat à ce propos, ouvrir ou ne pas ouvrir aux visiteurs. Maintenant on les admet au quatrième étage… par un monte-charge, ce qui est difficile. Pour être efficace, la flexibilité doit être conduite et, surtout, comprise. Sinon le résultat est pire que dans un bâtiment où tout serait prévu, indiqué, fixé à l’avance.

AA : Vos projets à Londres sont très discutés et provoquent des réactions violentes, pour ou contre. Quelle est selon vous la popularité de l’architecture moderne?

RR : Je préfère de loin être livré au grand public plutôt qu’aux médias. Le public fréquente et aime le centre Pompidou, alors que nous avions été couverts d’insultes par la presse. Avant l’ouverture, des articles sont parus disant que c’était un bâtiment épouvantable, que personne ne voudrait emprunter cet escalier si dangereux. Ces avertissements étaient pris tellement au sérieux que nous étions convoqués pour étudier d’autres solutions. Ensuite le public a fait, par sa présence, taire les critiques. Aux Lloyd’s, toutes proportions gardées, c’est la même chose : ce n’est pas un lieu destiné au public et l’institution est très réticente à l’égard des visiteurs ; pourtant il y en a jusqu’à deux mille par jour, ce qui est à peu près la fréquentation moyenne d’un grand musée comme la Tate Gallery. Lors du concours de la National Gallery, non seulement il y avait foule pour visiter l’exposition des projets comme s’il s’était agi de la Joconde, mais, au moment du vote, notre projet (la plus extrême, pourtant, des interprétations modernistes, beaucoup plus audacieuse que Beaubourg) a reçu le plus de suffrages…

AA : Ce projet pour la National Gallery proposait de créer des liaisons entre Leicester square, Trafalgar square où domine actuellement l’automobile, et la Tamise. Pensez-vous que le public ait discerné ces intentions, surmontant ainsi une éventuelle méfiance à l’égard du modernisme appuyé de l’édifice lui-même?

RR : Certains sont peut-être en mesure de lire les plans, mais juger sur le papier un schéma de circulations urbaines n’est pas la même chose qu’utiliser soi-même un passage public. Il faut croire, au fond, que le public apprécie et recherche l’innovation. Je ne dis pas que Le Corbusier n’a pas eu de succès et que j’en ai, mais c’est ainsi. L’usine Inmos a été publiée dans une brochure touristique du pays de Galles avec ce commentaire : « Une usine peut être une œuvre d’art ».

AA : Quelle importance attachez-vous aux réactions du public?

RR : Van Gogh n’a vendu qu’une toile de son vivant. Il était si peu docile aux désirs des autres et eut si peu de succès que sa vie se termina par un suicide. Aujourd’hui, il est tenu pour l’un des plus grands. Nous avons en Angleterre un peintre, Annigoni, qui a fait des dizaines de portraits de la Reine ou de belles dames avec des petits chiens. Très kitsch, les gens adorent ça… Il y a un jugement que l’on entend souvent, à propos du centre Pompidou, par exemple : « Où sont les architectes ? Pas besoin d’architectes ! ».

AA : On pourrait au contraire remarquer que vous utilisez la structure d’une façon baroque, que vous pratiquez le maniérisme technologique, un nouveau formalisme.

RR : La technologie n’est pas une fin, c’est un moyen ; ce sont les mots. La façon dont on les assemble leur donne un sens et si on a de la chance un sens poétique. Je suis très conscient de la poésie qui émane des technologies contemporaines, mais je ne vois aucune différence entre mon approche et celle des Grecs, des Romains ou des architectes de la Renaissance. […]

Le dossier réalisé par Michèle Champenois comprenait de nombreux projets pour la ville de Londres inédits, non construits et "forts débattus".

Coin Street South Bank, 1979-1984

 

National Gallery, concours, 1982

Whittington Avenue, projet, 1983

Siège de Reuters, 1987-1988

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