Inclassable

« De vrais lieux de vie », le Quid de Philippe Trétiack

© Astrid di Crollalanza
© Astrid di Crollalanza

Architecte et urbaniste de formation, Philippe Trétiack est journaliste et écrivain. Grand reporter depuis trente ans, il collabore avec plusieurs magazines, dont Vanity Fair, ELLE Décoration, Air France Magazine… Auteur, il a publié une vingtaine d’ouvrages dont Faut-il pendre les architectes ? (Seuil, 2001), De notre envoyé spécial (Éditions de l’Olivier, 2015), et L’Architecture à toute vitesse (Seuil, 2016). Dans les pages de L’Architecture d’Aujourd’hui, Philippe Trétiack décrypte avec humour le jargon de l’architecture dans la rubrique Quid ? Pour le N°428, il s’attaque à l’expression « De vrais lieux de vie ».

Il y a des années, le linguiste Claude Hagège avait expliqué lors ‘Genuine living spaces’ d’une émission d’Apostrophes comment fonctionnait la langue de bois. Elle consistait, disait-il, à réduire les termes d’une phrase au maximum afin d’éviter toute critique ou réfutation. Une formule comme « le communisme a apporté le bonheur aux paysans et aux ouvriers » ouvrait ainsi à d’interminables discutailles. Aux paysans vraiment ? Et aux ouvriers ? Et d’ailleurs, cette révolution était-elle si communiste que cela ? Bref, à cette formule complexe mieux valait lui substituer le pugnace et difficilement contestable slogan : « La révolution, c’est le bonheur. » Aussi, quand je lis ici et là l’expression « de vrais lieux de vie », je me dis que ces gratte-papier nous facilitent la tâche. Au lieu de faire court, ils pèchent par enthousiasme poétique et dès lors s’offrent au couteau du boucher. Car tout ici est risible. Vrai ? Que serait donc alors un faux lieu de vie ? Et pire encore, un vrai lieu de mort ? Et qu’est-ce, d’abord, qu’un lieu ?

Je ne m’appesantis même pas sur ce qui peut donner naissance à ce type d’espace vénérable, l’édification d’un jardin en toiture, un « potager », ou bien encore la réalisation d’un espace public qui « fera cadeau » à la ville d’une pièce en plus. Rebaptisé « livingroom urbain », cet espace ouvert à tous aura pour résultat le plus probant de transformer la cité avec ses violences et ses trépidations en un site contrôlé de toutes parts où les scooters devront se la jouer pantoufles. Non, ce qui macère dans cette expression utilisée ad nauseam, c’est encore et toujours l’idée que l’architecture maîtrisée, généreuse et bon enfant se veut réparatrice. On vivait mal, on vivotait, c’est du passé ! Dans ces « vrais lieux de vie », l’existence sera plus réelle qu’ailleurs. Vous sentirez vos poumons se gonfler d’un air sans particules nocives, un air ventilé, un air vrai.

On perçoit dans cette emphase, dans cette ivresse métaphorique, un soupçon de la prétention dont les artistes vivants sont affectés. Eux ne doutent jamais de vivre plus intensément que nous autres, vulgaires spectateurs. Eux sont sans cesse bouleversés par la magnificence du monde. Eux vivent à chaque instant une vraie vie et dans ces vrais lieux de vie qu’on nous promet, ils seront en extase et nous devrons l’être avec eux. Oui, ce qu’on nous vend ici sous l’appellation blistérisée de « vrais lieux de vie », ce sont des scènes de théâtre où chacun devra jouer à vivre. Quand on sait comme on peut souffrir au théâtre quand la pièce est médiocre, on s’effraie d’un monde où chacun croira avoir du talent, où le moindre gandin traversera l’esplanade comme on patine, où les propos les plus simples auront le poids d’un testament. Ce sera vraiment pénible, car tout sera vrai de vrai. Le journal du Parti communiste d’URSS s’appelait la Pravda, en russe « vérité ».

Retrouvez le Quid de Philippe Trétiack dans le numéro 428 d’AA, disponible ici.

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