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Note de lecture : Dans leur nuit, Perrine Lamy-Quique

Le 16 avril 1970, un important glissement de terrain emporte sur son passage deux bâtiments du sanatorium du Roc des Fiz, sur le plateau d’Assy. Bilan : 71 morts, dont 56 enfants. Dix jours avant, un premier glissement avait constitué une alerte, ignorée par la direction de l’établissement malgré de nombreuses évidences.

Perrine Lamy-Quique dévoile les coulisses de cette catastrophe oubliée en exhumant les archives qui la documentent, en pénétrant dans l’univers des architectes concepteurs (Pol Abraham, depuis Paris, et Henry Jacques Le Même, établi à Megève), en butte aux malfaçons des entreprises à la fin des années 1920. Le critique Pierre Frey en propose ici sa note de lecture.

L’auteure de cet ouvrage inclassable est cinéaste et agrégée de lettres. C’est essentiel de le savoir. Son livre est un montage strictement documentaire, sans banc-titre, sans commentaire off et suit un scénario millimétré imposé par les pièces d’archives et par les témoignages bruts recueillis. Le temps est la « nuit » du 15 au 16 avril 1971, le lieu est le Sanatorium du Roc des Fiz, commune de Passy en Haute-Savoie et plus largement la République française du haut en bas : France d’en haut, médecins, ministres, architectes, préfets, procureurs, juges et avocats et France d’en bas, parents d’enfants tuberculeux en cure d’héliothérapie, alors que la matière est constituée des 71 victimes d’une coulée meurtrière : 27 petits garçons, 28 grands garçons et 16 personnes employées.

Contrairement au film documentaire dont la structure porte cet ouvrage, ce livre rend possible les retours en arrière, les itérations anarchiques, les réflexions critiques qui permettent aux personnes qui le lisent de re-construire leur propre récit de cette tragédie dont les principaux et véritables responsables n’ont jamais été inquiétés, et dont un bouc-émissaire, le médecin-chef, qui aurait fait un casting parfait pour un film comme le Ruban blanc de Michael Haneke, a bénéficié d’un non-lieu digne de son patronyme.

Les familles des victimes, dont on lit quantité de témoignages, sont partagées ; il y a une minorité qui réclame Justice en usant d’une rhétorique de vengeance et de haine de classe, un bon nombre qui offre une vision tragique des intrications fruit de la pauvreté et quelques cas singuliers aux traits parfois baroques. Tous ces témoignages sont touchants et tous convergent dans la détresse du déni de justice qui leur est opposé au plan pénal. Au plan civil, près de dix ans après les faits, la commune de Passy, considérée responsable du site a été condamnée à verser aux familles des dommages et intérêt.

Sans les désigner comme tels, le livre nous ouvre un regard dévastateur sur ceux des protagonistes qui pourraient bien être les véritables responsables du drame. Le docteur Sylvain Bruno, représentant des entrepreneurs et des investisseurs dans les affaires très florissantes de l’héliothérapie d’une part et les architectes Henri-Jacques Le Même et Pol Abrahm auteurs des plans du sanatorium du Roc des Fiz. Leur correspondance, tirée des archives départementales de Haute-Savoie jette un jour très cru sur les « arrière-pensées » de ces deux protagonistes reconnus et célébrés de la scène architecturale « moderne » de l’entre-deux-guerres. Dans ces courriers, on est en 1930, il n’est question que d’argent, de solidité financière du mandant et lorsqu’on évoque une expertise géologique des sols, on discute seulement la docilité de l’expert et le coût de son intervention. D’architecture, il n’est question qu’une seule fois ; il s’agit alors pour H-J. Le Même de savoir si on allait livrer à Dugon du « moderne » ou du « savoyard », ces deux options n’étant évidemment qu’un habillage d’une seule et même chose. Les incertitudes du projet sont effarantes, il est dressé sans que le programme soit réellement fixé et sans même que les parcelles concernées soient déterminées. C’est ainsi qu’une aile, celle où périront les garçons grands et petits, se trouve particulièrement exposée, alors que l’ensemble lui-même l’est, comme le prouvent des incidents de chantier. Mais qu’à cela ne tienne, puisqu’il faut surtout « faire aller le bâtiment ».

Le fait est qu’on se trouvait dans une zone à haut risque, connue comme telle et que sévissait depuis 1923 une solide polémique sur l’opportunité générale du choix des sites du plateau d’Assy. Spécialement, un avis de l’expert le plus qualifié du moment, le professeur Raoul Blanchard, fondateur à Grenoble de l’Institut de géographie alpine, qui déclarait que le projet d’édifier un sanatorium sur ce site était « monstrueux ».

C’est à ce point qu’on apprécie la sophistication du parti de l’auteure de ce documentaire d’un genre inédit. Ce sont les jugements de l’époque même de la construction qui accablent les maître d’œuvre cupides et négligents. Elle ferme ainsi la porte à la controverse relativiste à la mode, sur les critères selon lesquels sont évalués les faits du passé.

Pierre Frey


21,50 € TTC, 488 p.
Éditions du Seuil, 2021

Perrine Lamy-Quique est née en 1983 en Haute-Savoie. Après un double parcours universitaire en Cinéma-Photographie et en Lettres modernes à Lyon, agrégée de Lettres modernes, elle enseigne depuis 2008 le cinéma. Elle a réalisé un premier court métrage de fiction : La jeunesse refuse de dormir.

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