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L’Ordre et la réhabilitation. Entretien avec Christine Leconte

Élue présidente du Conseil national de l'Ordre des architectes en juin 2021, Christine Leconte est déjà sur tous les fronts, à commencer par celui de la réhabilitation, comme elle l'explique dans une interview accordée à AA.

Rénovation, construction hors-site, solutions pour un habitat durable, moins cher, plus qualitatif, font aussi partie des réflexions partagées par Philippe Starck, rédacteur en chef invité du nouveau numéro d'AA, à retrouver sur notre boutique en ligne.

Propos recueillis par Emmanuelle Borne

L’Architecture d’Aujourd’hui : Vous êtes à la tête du Conseil national de l’Ordre des architectes depuis juin dernier, quel a été votre parcours jusqu’alors ?

Christine Leconte : J’ai commencé très tôt, adolescente, en tant que conseillère municipale des jeunes. J’ai surtout été à bonne école avec un frère sénateur et un père fonctionnaire pour une collectivité, tout le temps tiraillé entre les désirs des élu.e.s et les besoins techniques. Le métier d’architecte a été pour moi le moyen de conduire la technique tout en me penchant sur l’usage. J’ai mené mes études à l’ENSA Versailles : c’est une école où l’accent est mis sur la géographie et l’histoire des lieux. J’ai tout de suite adhéré à cette vision de notre discipline, qui offre une vraie compréhension des territoires.Quel atout que de savoir conter un territoire pour convaincre des élus et des investisseurs ! L’architecture est aussi ce qui marque les époques : arrivés au XXIe siècle, penchons-nous sur le patrimoine du XXe siècle : que laissons-nous et comment préserver le témoignage d’une époque ? La question me semble essentielle et fait de la réhabilitation l’un de nos chevaux de bataille à l’Ordre.

 

Parmi les premiers sujets abordés avec la réhabilitation, il y a celui du béton ; si les architectes s’accordent pour sauver le patrimoine de béton, ne faut-il pas réduire drastiquement son usage dans les projets ?

Aujourd’hui, les chiffres sont alarmants : 10% des émissions de gaz à effets de serre proviennent de la production du béton et on a doublé en 10 ans notre besoin en béton, qui était déjà trop important. Le béton ne se fabrique pas avec le sable du désert : le sable dont nous avons besoin notamment, se trouve au fond des rivières et des océans et il est une matière précieuse. Sa raréfaction engendre des conséquences sur la biodiversité. Par ailleurs, le XXe siècle était tourné vers le béton et donc nous avons focalisé toutes les règles de la construction dessus; tout ce qui est normatif est lié aux ouvrages en béton. Aujourd’hui, si nous voulons pouvoir continuer à construire en béton, il faut promouvoir aussi d’autres matériaux : c’est un équilibre à trouver.

Pour un pont, on n’a pas vraiment d’autre choix que le béton ou l’acier qui sont très émetteurs. Mais ailleurs, où l’on saura faire d’autres choses avec des matériaux biosourcés et renouvelables, il faut les utiliser. Regardons ce que nous avons à côté de chez nous, dans un enjeu de circuits courts. La question essentielle est la suivante : comment construire avec des matériaux de proximité ? Où les trouver ? Il y a des initiatives essentielles en la matière, par exemple la cartographie de tous les matériaux présents sur le territoire, en lieu d’extraction et de fabrication. En Île-de-France, Ekopolis est en train de le faire, et à l’échelle nationale cette mission est prise en charge par le Manifeste pour une frugalité heureuse & créative [www.frugalite.org, ndlr]. Je pense que cela devrait être porté par l’État et ouvert en open source pour que tout maître d’œuvre ou maître s’ouvrage connaisse ce dont il dispose à proximité : du bois, de la pierre, de la paille, du chanvre… Aujourd’hui, les effets de modes sont percutés par les urgences écologiques. Il s’agit de retrouver le bon usage des choses.

© Giaime Meloni

Le béton de chanvre utilisé par l’agence Barrault Pressacco pour la construction de 15 logements rue Marx Dormoy, Paris 18.

 

Faudrait-il, pour qu’enfin l’architecture soit un jour une priorité gouvernementale, qu’elle se voit attribuer un secrétariat d’état, ou en tous cas qu’elle soit enlevée au ministère de la Culture, qui désormais la place toujours en bout de file ?

Non, je ne le crois pas. La culture et l’écologie vont ensemble : l’architecture a toute sa place à la Culture. Mais les passerelles doivent être plus fortes avec le ministère de la Transition Écologique ou avec Bercy. Soit, nous, représentants des architectes, adoptons une position défensive et corporatiste, qui n’aura pour effet que de nous mettre en retrait, soit nous arrêtons de regarder les trains passer et essayons d’être force de propositions sur les sujets qui nous tiennent à cœur. Je pense à la rénovation urbaine, à la question des filières de matériaux, à la qualité du logement. Nous devons arriver en amont et pour cela peut-être se mettre en danger, c’est-à-dire éviter de rester campés sur nos acquis, comme la loi sur l’architecture de 1977, sans se demander comment elle peut réellement être d’intérêt public aujourd’hui. La vocation de l’Ordre n’est pas syndicale : elle porte sur l’intérêt général. On a remis l’importance de ces valeurs collectives au centre du débat. Pour défendre l’intérêt général, nous avons besoin de l’investissement du politique : quand on voit que le maire de Châtenay-Malabry [Carl Segaud, LR, ndlr] est en train de lancer un accord cadre pour démolir la Butte Rouge [cité-jardin construite dans les années 1930n ndlr — voir les tribunes publiées par AA en décembre 2020 et en février 2021], que faire ? J’ai alerté le directeur général des patrimoines sur la situation. Aujourd’hui, nous avons tout essayé : les seuls qui peuvent sauver la Butte Rouge sont Emmanuel Macron, Jean Castex et Roselyne Bachelot. C’est un combat qui dépasse la Butte Rouge, la question est la suivante : que fait-on du patrimoine du XXe siècle, de ces structures en béton qu’on peut réaménager mais qu’on démolit dans le cadre de l’ANRU ? Car derrière les lieux, il y a des histoires de vie.

 

C’est ce que soulignent depuis leurs débuts Anne Lacaton & Jean-Philippe Vassal : vous avez dû vous réjouir quand ils ont obtenu le Prix Pritzker en mars dernier ?

Ce fut une joie immense et les étoiles qui s’alignent. Ils parviennent à mettre en musique ce que l’on prône tous les jours auprès du politique ; il n’y a rien de mieux que la preuve par l’exemple pour montrer aux élu.e.s que c’est possible. Nous pouvons leur dire merci !

 

Parmi les voies de la réhabilitation, il y a le réemploi : quelle est la position de l’Ordre à cet égard ?

L’entreprise Rotor, en Belgique [Rotor Deconstruction est une coopérative qui organise la collecte, le stockage et l’archivage de matériaux et éléments issus de chantiers de démolition en vue de leur réemploi, image ci-dessous, ndlr], est un exemple. En France beaucoup de jeunes architectes travaillent sur ces questions. Aujourd’hui, les freins à lever sont nombreux : 66 % des déchets proviennent du bâtiment et des infrastructures et ce chiffre s’élève à 75 % à Paris. Il faudrait généraliser « le diagnostic ressources » pour permettre aux architectes de fabriquer leurs projets à partir de ce type d’éléments. Le réemploi pose plusieurs questions, dont celle du stockage : des plateformes de réemploi à l’échelle régionale pourraient être mises en place dans le cadre des Contrats de plan État-Région.

Tout l’enjeu pour nous architectes, est d’apprendre à naviguer dans un monde de subventions, de Contrats de plan, de Programme d’investissement d’avenir, de contrats CIFRE, qui sont des moyens de financement de nos pratiques très utilisés par les autres acteurs du monde de la construction et beaucoup moins par les architectes. La structuration des agences d’architecture par la R&D grâce au CIFRE est nécessaire : cela permet de mettre les agences à égalité avec les autres entreprises qui s’en servent. Quand on voit venir sur nos métiers des start-up qui flairent les niches possibles, les architectes aussi peuvent avoir cette vocation à travailler sur des sujets innovants.

Que pensez-vous justement du sujet de la construction hors-site ?

Il faut regarder l’histoire pour ne pas commettre les mêmes erreurs. Adopter une approche prudente mais qui n’empêche pas l’innovation. Construire hors site ne veut pas dire standardiser. Les architectes savent construire hors site mais ils ne sont pas les seuls et si on veut défendre la qualité d’usage, la qualité spatiale, on va devoir s’atteler au sujet. La question du neuf peut paraître secondaire car la fabrique de la ville s’attache à plus de 80 % à l’existant. Comment travailler sur le hors site avec l’existant ? Cela peut peut-être être une réponse à des chantiers très compliqués, sur des sites urbains très denses, de manière moins dangereuse pour nos ouvriers. Nous avons la responsabilité de protéger ceux qui construisent pour nous. Construire hors site peut s’avérer meilleur pour le site. La question du hors site ne doit pas être décorrélée de l’existant, de la qualité, sinon cela existe déjà… Ça s’appelle Algeco.

 

La réhabilitation est, comme vous le soulignez, désormais un sujet majeur pour les architectes…

Le grand public ne sait pas assez que nous travaillons sur la réhabilitation. Les politiques ne le voient pas comme un acte architectural à part entière. Et pourtant ce sont des sujets très quotidiens. C’est une activité qui ne semblait pas aussi noble que le neuf il y a quelques années mais qui aujourd’hui a toutes ses lettres de noblesse. Réparer c’est restaurer, réhabiliter, rénover, recréer : faire avec ce que l’on a déjà. La réhabilitation remet tout en question. Elle remet en question nos manières de pratiquer l’architecture car elle demande un diagnostic de ce que l’on a déjà ; elle remet en question la programmation – quels sont les meilleurs usages pour tel lieu préexistant ? Dans le champ de la maison individuelle par exemple, la loi Climat a instauré « un accompagnateur » pour aider les ménages à la rénovation de leur maison. Or quand on fait une rénovation thermique, on s’interroge sur les usages : faut-il rénover les combles, créer une chambre au rez-de-chaussée ? C’est une question technique mais aussi une question d’usage : aujourd’hui les architectes ont envie de s’approprier ce marché et il faut que l’architecte puisse être agréé car c’est une question de connaissance du bâti mais aussi de santé des territoires. L’implication des architectes est attendue mais nous pourrions perdre notre place si nous ne montrons pas notre plus-value.

J’aimerais aussi souligner qu’un marché public de réhabilitation et un marché public de construction neuve ne sont pas conduits de la même façon au-delà d’un certain seuil ; le premier s’inscrit dans le cadre d’un concours, mais pas le deuxième : c’est scandaleux ! Notre patrimoine public à réhabiliter mérite autant d’attention. La réhabilitation est plus difficile encore que la construction neuve et demande des connaissances et une exigence pointue, et non des contrats globaux, comme peut le proposer le plan de relance.

 

Qu’en est-il du logement, un autre cheval de bataille de l’Ordre ?

À l’heure où la pandémie chasse les gens hors des villes, nous prônons la qualité du logement pour tous en cœur de ville. Nous souhaitons mettre en œuvre un travail collectif d’« États généraux du Logement » à mener avec tout le monde, et pas uniquement avec les acteurs de la construction. C’est presque une cause nationale autant qu’une aspiration citoyenne très forte. C’est une manière aussi de concilier social et écologie : nous allons nous y atteler plus directement au cours du dernier semestre. Nous avons six mois pour faire « monter » les vrais sujets sur la qualité du cadre de vie dans le débat des présidentielles : la réhabilitation en fait partie, le logement aussi, sans oublier la question de comment concilier vie en ville et écologie. Nous devons retrouver la confiance des maîtrises d’ouvrage en étant force de conviction autant que de proposition.


Cette interview est la version longue d'une interview publiée dans le numéro d'août 2021, avec Philippe Starck en rédacteur en chef invité, disponible sur notre boutique en ligne.

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