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Les promesses de Bruxelles, la jolie laide

« Bruxelles est, d’une manière générale, le laboratoire de la ville européenne du futur. Sa laideur, sinon sa disharmonie, est source d’opportunités étonnantes » souligne Kristiaan Borret, Bouwmeester Maître Architecte de Bruxelles-Capitale, dans les premières pages du nouveau hors-série AA consacré aux missions et projets du  BMA sur son territoire.

AA publie ici le texte de Maurice Culot sur l'histoire de l'architecture bruxelloise, postface du hors-série Bruxelles, en capitales, disponible sur notre boutique en ligne.

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Par les européens et beaucoup par les français qui y trouvent des loyers abordables, un exotisme bon enfant, des bières à l’infini, du chocolat et des spéculoos à se damner, une vie culturelle intense, tout cela à une heure quinze de Thalys depuis Paris. Concernés au quotidien, les bruxellois et les bruxelloises sont davantage critiques face aux encombrement de circulation, aux chantiers permanents, à la spéculation immobilière, à la montée du communautarisme et à la saleté omniprésente des rues. On pourrait qualifier la ville user de la boutade de Pauline de Metternich : « je ne suis pas jolie, je suis pire ». 

La Belgique est un pays compliqué qui a longtemps préservé son unité autour du roi dans les compromis entre les diverses sensibilités politiques et linguistiques. Aujourd’hui, le fossé entre les quelques sept millions de néerlandophones, les quatre millions de francophones et les cent mille habitants de langue allemande ne cesse de se creuser depuis la régionalisation du pays.

Au centre, Bruxelles, avec son million deux cent mille d’habitants, entourée par la Flandre, jouit d’un fragile statut de ville-région formée de 19 communes bilingues. Les étrangers constituent une part importante de sa population : ceux travaillant pour l’Europe au niveau de vie élevé, les expatriés fiscaux résidants à Ixelles et Uccle, et une population immigrée qui n’est pas à l’abri des replis communautaires comme ce fut tragiquement le cas récemment à Molenbeek. Prendre le métro bruxellois est toujours une plongée roborative dans les idiomes du monde. Par rapport aux autres capitales européennes, le centre-ville et ses abords sont dévalorisés et accueillent une part importante de la population immigrée. Cette particularité exogène s’explique par un mode de vie largement basé sur la maison individuelle avec jardin et l’usage familial de la voiture.

Le pays n’a pas connu la féodalité, les bourgeois monnayant leur aide financière aux princes contre des privilèges placés dans des beffrois visibles à la ronde. Cet état des choses a développé un individualisme forcené. Ici chacun entend habiter dans une maison originale différente de son voisin et le génial Victor Horta n’hésitait pas à poursuivre ses confrères qui avaient l’audace de le copier, sinon de l’imiter. Certaines rues de Bruxelles sont de véritables musées d’architecture et autant d’hommages à l’invention et la variété.

Bref, au sortir de la Seconde Guerre mondiale, malgré la liaison – par un viaduc et une tranchée – des gares du Nord et du Midi, qui a saigné le centre historique sur toute sa longueur, Bruxelles est encore une jolie ville provinciale avec une collection de rues pittoresques. Le centre ancien, en forme de pentagone, est entouré de boulevards arborés. Ceux-ci et les fontaines monumentales qui les ornent ont été aménagés à l’emplacement des fortifications à l’initiative de Napoléon. Ce dernier, pour éviter que Bruxelles ne porte ombre à Paris, a divisé la ville, alors unifiée, en communes indépendantes jalouses de leur autonomie. Il faudra attendre le règne de Léopold II pour voir la ville développer des infrastructures dignes de ce nom et un remarquable système de parcs et jardins. Le temps passant, le pays a cessé de s’enrichir par le charbon, le verre et la sidérurgie, mais la reconstruction a donné lieu à un boom économique, boosté par le plan Marshall. Il est vrai que le cousin américain a choisi d’envahir l’Europe de ses produits via le port d’Anvers, un choix motivé par le mode de vie des Belges qui s’apparente le plus au leur et plutôt bien résumé par Boris Vian dans sa Complainte du progrès.

En 1950, Bruxelles coule des jours heureux et se pourlèche les babines à l’idée de la prochaine Exposition universelle qui se tiendra en 1958, sans compter l’installation de l’OTAN, et bientôt de la Communauté européenne. Chômage et embrouilles dans les quartiers difficiles ne sont pas encore à l’ordre du jour. La capitale belge est faite de communes gérées par de débonnaires roitelets, chacun rêvant d’avoir son immeuble-tour, phallus moderne simulacre de l’ancien beffroi. Si l’Exposition universelle génère une euphorie nationale, la chute est proche. Les ingénieurs se sont pris au jeu des autoroutes urbaines, transformant les boulevards en autodromes, le centre historique, délaissé par la bourgeoisie qui a rallié la périphérie, tombe en ruine, et les institutions européennes qui, d’un côté, vivifient indiscutablement l’économie et la vie culturelle, se montrent, de l’autre, boulimiques en matière de surfaces de bureaux, n’hésitant pas à chasser les habitants pour étendre leur emprise au sol.

Ville provinciale, Bruxelles n’était pas préparée à un tel bouleversement de ses habitudes. L’argent facile gangrène rapidement la société. Des élus, des fonctionnaires, des ingénieurs, des promoteurs et des architectes, soutenus par des médias à leur solde, font main basse sur la ville. L’ère de la « bruxellisation », autrement dit la destruction d’une ville en temps de paix, commence dans les années 1960. Les démolitions prennent une ampleur sans précédent, on rase ainsi tout un quartier populaire de plusieurs hectares pour y construire les tours d’un projet pompeusement intitulé «Manhattan», reflet de l’emprise américaine sur les esprits. La ville semble de plus en plus être constituée d’îles habitées séparées par des no-mans land.

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Au sein de cette frénésie spéculative, deux décisions vont déclencher une révolte aussi spontanée que retentissante. La première, en 1969, concerne la destruction du quartier populaire de la Marolle pour étendre les bureaux du Ministère de la Justice et, surprise, David terrasse Goliath. La seconde, vise la construction de la tour ITT, en 1968, dans les beaux quartiers de l’avenue Louise. Ces luttes, à la fois populaire et bourgeoise, font la une des médias et les élus commencent à s’inquiéter, d’autant plus que l’écologie fait son entrée en scène. L’atelier de recherches et d’actions urbaines (ARAU), animé principalement par le sociologue René Schoonbrodt, l’avocat Philippe De Keyzer et Jacques Van der Biest, figure charismatique de la Marolle, est fondé en 1969. L’ARAU conteste les projets qui récusent la mixité et la continuité urbaine à travers des contre-projets publiés dans la presse et apporte aux comités d’habitants qui se multiplient – jusqu’à plus d’une centaine – une aide technique et stratégique. Pour gagner en représentativité, l’ensemble des comités locaux se fédèrent au sein de la plateforme Inter Environnement créée par Michel Didisheim, un haut fonctionnaire affolé par la destruction de la capitale. C’est l’époque où, avec l’aval des dirigeants socialistes et de la commission des Monuments Historiques, on détruit un chef d’œuvre mondial, la Maison du peuple de Victor Horta, bientôt remplacée par la tour la plus indigente de Bruxelles.

Cette levée de bouclier, aussi inattendue que générale, va avoir un effet radical et dissoudre les liens mafieux. À l’urbanisme du fait accompli succèdent des procédures démocratiques de consultation systématique des habitants qui peuvent désormais faire entendre leurs griefs et peser sur les décisions. Le monde de l’architecture, fortement compromis aux yeux du public, sortira meurtri de cette période qui voit désormais les projets des architectes exposés, discutés, critiqués publiquement. Aujourd’hui, le rôle des associations, bien que toujours nécessaire, s’est amenuisé. D’abord parce que le patrimoine est mieux pris en considération, que la mixité et la continuité urbaines sont entrées dans les mœurs, mais aussi en raison de procédures qui les contournent tels le recours fréquent aux concours d’architecture (le lauréat devenant intouchable) et la nomination auprès des élus d’architectes experts (maître-architecte ou bouwmeester). Ce n’est pas tant la fonction de l’expert qui est ici en cause, mais la manière dont elle est supposée faire écran entre les élus et le monde associatif, sans lequel n’y a pas de véritable urbanisme démocratique.

Les associations, qui connaissent souvent mieux la ville que les élus et les architectes, sont in fine un garant important de la qualité, sinon des réponses architecturales, en tous cas de l’efficience de l’environnement bâti. Leurs avis contribuent à la définition d’un cadre contextuel commun dans laquelle l’architecture trouve sa place. La création ex nihilo (sans parler des concepts abstraits qui font florès), même si elle peut produire de beaux édifices, engendre rarement de la ville. Par ailleurs, rien n’empêche les élus de passer outre les avis des associations mais alors il faut qu’ils soient conscients du risque politique que cela représente.

C’est aussi ça la démocratie.

Maurice Culot

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