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L’architecte-défricheur

Si la sinistrose ambiante est devenue le quotidien des jeunes architectes, ces derniers ne se laissent pas démonter. Cofondatrice de TXKL avec Étienne Chobaux, Meriem Chabani partage son temps entre l’agence et l’association New South, conçue comme une plateforme de recherche. L’une alimentant l’autre et vice versa. Deux outils, parmi d’autres, pour défendre une vision engagée de l’architecture. Tribune.

© TXKL
© TXKL

Agence TXKL, projet pour l’Université des Sciences et de la Technologie Houari Boumediene (USTHB), Alger

On le sait, les modèles dominants se cassent la figure. Il suffit de voir la consécration idéologique de notre dernier Pritzker Alejandro Aravena, sa biennale de Venise militante, pour comprendre que le vent tourne. Même les maîtrises d’ouvrage s’y mettent. En 2006, Jean Nouvel – tout un symbole – remporte le concours pour l’Opéra de Séoul. Son projet est un Léviathan qui transforme la nature même de l’île sur laquelle il est implanté, avec des montagnes artificielles, en créant l’écrin de son architecture. Dix ans de remises en cause et deux concours plus tard, Séoul lance un appel d’offres pour un village artistique participatif, avec une humble salle de concert pour lieu d’opéra… un projet évolutif, social, low impact, low budget, super écolo.

Pratiquement partout, la crise, qu’on pensait être un état d’exception, est devenue une composante permanente de notre métier. En un sens, elle a disparu en devenant notre ordinaire. Les jeunes architectes français le savent bien : avec la précarisation du métier, son salariat dévalué, les armées d’auto-entrepreneurs déguisés en employés, nous n’avons pas eu le luxe de prendre nos aises. L’équilibre nous est étranger.

Forcément, ça nous révolte. Le costard trop grand de nos aînés a glissé au sol et nous a laissé nus, cherchant frénétiquement une dignité. Si nous ne pouvons être vous, qui serons-nous ? Face à un marché du travail sinistré, certains se sont tournés vers la maîtrise d’ouvrage, les bureaux d’ingénieries, le design d’espace, les pratiques artistiques, d’autres ont purement et simplement quitté le domaine du bâtiment. D’autres enfin, contre tout bon sens semble-t-il, se sont lancés à leur compte.

Nous avons fait le choix d’un face à face : l’agence TXKL, comme exercice professionnel, et l’association New South, reconnue d’intérêt général, comme plateforme de recherche. Un peu influencés par les chimériques OMA AMO, un peu frustrés par les limites de la commande, mais avant tout, probablement, animés par la curiosité d’anciens étudiants qui n’ont jamais totalement quitté l’école. La création de notre collectif s’inscrit dans une tendance générale, qui n’est pas tant une mode qu’une nécessité : celle de fabriquer son outil de travail, le cadre de son action. Le prix Turner à Assemble, collectif d’architectes, pur produit de la crise ! La respectabilité à portée de main !

© Pierre Seron
© Pierre Serron

Exposition New South, novembre 2015, Paris

New South a été conçu comme un espace de partage qui s’engage à produire une recherche traditionnellement laissée pour compte par le monde académique. Il n’existe pas de volet « recherche » dans la loi MOP ; ne vaut-elle rien ? Pourtant, de cette démarche peut résulter la commande, dès lors qu’elle est mise en avant comme un produit aux qualités tangibles. Suite à notre première exposition et grâce à la réflexion engagée sur les villes du Sud, un jeune architecte nous propose de collaborer à la conception d’un centre culturel et commercial en Birmanie. Une première passerelle entre recherche et commande.

TXKL, c’est la sœur vénale qui s’alimente des connaissances produites par son homologue bénévole. C’est confronté aux contraintes de la commande que le temps du recul prend toute sa valeur et permet de distinguer les marges de liberté dans la maîtrise d’œuvre. Pour le projet de l’Hôtel des Cèdres à Batna, au cœur des montagnes de l’Aurès algérien, nous sommes parvenus à convaincre notre client de réactiver des filières de matériaux et savoir-faire locaux, au détriment de l’utilisation de produits « à la mode », nécessairement importés. Dans une ville où l’hôtel et ses équipements font figure d’espace public, les choix de conception ont une influence sur l’écosystème économique et industriel, mais peuvent également contribuer à faire évoluer les acceptions du désirable, du qualitatif, du beau. Que ce soit à travers l’agence ou le collectif, le Sud habite notre travail, avec son lot de contraintes propres. Inimaginable de répondre à un site, sans répondre à une histoire, notre histoire, ses mémoires postcoloniales, ses imaginaires en ruines, ses économies pillées, ses forces vives.

Le salut est-il ailleurs ? Certains nous reprocherons de le penser. Mais cet ailleurs n’a de sens qu’en opposition à une définition étriquée d’une localité souveraine, de la filiation à une terre : à l’heure de la mondialisation, nous sommes les architectes du village. Nous, jeunes architectes franco-machin, biberonnés à l’universalisme républicain, et farouchement déterminés à se mettre au service de toutes les « exceptions culturelles ». La crise nous a habitués à l’immobilisme, mais au Sud nous trouvons des paysages de crise en marche. Les collectifs français Aman Iwan, avec leurs pérégrinations au Brésil, Chili, Burundi, Bénin, Algérie, Afghanistan, et GOA (Groupe Optimiste d’Architectes), investis en Inde, ne nous contrediront pas.

A défaut de choix, le nôtre est fait. Les mains en feu, mais défrichant notre propre chemin.

Meriem Chabani

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