Gando Primary School Extension, © courtesy of Erik-Jan Ouwerkerk

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Diébédo Francis Kéré, Pritzker Prize 2022

« Mon objectif à moi, c'était de donner de l'éducation aux gens de chez moi, et, si je venais à manquer, qu'il y ait une, deux ou trois personnes capables de faire ce que je fais, » disait Francis Kéré (né Diébédo Francis Kéré, 1965) lors d'une conférence à la Cité de l'architecture et du Patrimoine en avril 2009 dans le cadre de la 3ème édition du Global Award for Sustainable Architecture. Déjà, à l'époque, la générosité et le talent de l'architecte burkinabé basé à Berlin marquaient les esprits. 14 ans plus tard, ce Pritzker est l'un des plus réjouissants de ces dernières années. Voici un extrait de cette conférence mémorable paru dans le AA 374, disponible sur notre boutique en ligne.

© Astrid Eckert

Mesdames et Messieurs, je suis originaire du Burkina Faso, un pays dans lequel plus de 30% de la population ne sait lire ni écrire. Et, bien sûr, dans ce pays, aujourd’hui, à l’ère de l’internet, du gigabyte, de l’iPhone, à l’ère de la mondialisation, la plupart des gens n’ont jamais entendu parler d’architecture ni d’architecte. Mais les maisons se construisent. En raison d’un manque généralisé de revenus assurés, les gens construisent leur maison eux-mêmes, et comme modèle, ils copient la nouvelle maison d’un voisin. Là-bas, les gens sont heureux si un mur est droit et capable de résister à une saison pluvieuse. Pourtant, le Burkina Faso. Comme vous le voyez, le pays n’a pas accès à la mer ce qui veut dire qu’à certaines saisons, les gens souffrent du manque d’eau.

C’est Ouagadougou la capitale. Ouagadougou souffre de l’exode rural. Chaque année des milliers de jeunes Burkinabés quittent leur village et se rendent à Ouagadougou. Ils espèrent y trouver de meilleures conditions de vie. Alors ils viennent et construisent eux-mêmes leur maison et s’installent, la plupart pour toujours. Ce sont ces maisons qu’on appelle informelles. La solution habituelle consiste à raser ce qui existe et à tracer des lignes droites. C’est ce que nous appelons urbanisation.

Mesdames et messieurs, cette méthode vous apparaît peut-être brutale mais au fond nous avons un exemple que nous voulons copier : votre culture. On nous apprend que tout ce qui vient de l’Afrique n’a pas de raison d’être parce que c’est primitif. Compte tenu de la force de votre économie, de votre puissance politique et de l’impact de vos médias, votre culture domine le monde.

Je ne parle pas de vous – vous êtes dans mon cœur – vous, comme moi, nous voulons le changement, c’est pourquoi je suis là. Mais regardez : combien de personnes me ressemblent ici ? Mais je parle du système de l’ordre établi, c’est de ça que je parle. Tout simplement nous voulons avoir nos Champs-Elysées, notre tour Eiffel. Nous construisons des maisons en verre qui nous forcent à utiliser des climatiseurs pour pouvoir y vivre. Aujourd’hui, mesdames et messieurs, tenez-vous bien, la Chine est devenue un exemple pour nous. Les gens partent, ils achètent des marchandises bon marché et ils copient la méthode de construire chinoise. C’est pourquoi vous allez voir des maisons comme ça au Burkina Faso. Ce monsieur par exemple, donne une apparence de bois à cette poutre de béton pour montrer son goût pour l’architecture. Il en a peut être vu un exemple ici en France, ou en Espagne. Voilà, c’est la réalité chez moi.

Je veux vous emmener dans un village africain d’où tout African est originaire. Je viens d’un village. Les gens vivent en communauté. Ils construisent leur maison ensemble et vivent de l’agriculture.

Là-bas, il n’y a pas d’assurance sociale, c’est la communauté qui est la base de la survie. L’architecture en zone rurale au Burkina Faso est ainsi : on se lève, on construit, il n’y a pas de plan. Les voisins viennent, ils vous aident. Cette composition qui est très belle n’a pas été imaginée. Simplement, il faut peindre les maisons pour les protéger de l’eau de pluie et pour ça, on doit se lever et aller chercher un gros arbre qui produise suffisamment de teinture. Mais la nature n’est pas une usine c’est pourquoi ces maisons sont de différentes couleurs. Et pendant que nous y sommes, je vous en supplie, si un jour vous avez la possibilité de parler avec l’Unesco, faites tout pour qu’on ne place pas de village africain sous la protection de cette organisation. Cela serait punir les habitants. Une habitation traditionnelle est faite pour grandir et se rétrécir en fonction du besoin.

Les couleurs ont disparu, après la saison des pluies. Si vous la mettez sous protection de l’Unesco, vous reviendrez une année plus tard et vous vous direz : « Mais ces Africans, ils ne savent pas respecter une convention. Ils ont changé la couleur. » Ce n’est pas eux, c’est la nature ! La plupart du temps les maisons sont en terre. Travailler avec la terre, c’est très simple et cela fonctionne très bien à petite échelle, comme ici.

Une boutique. Vous la prenez pour une petite maison mais, pour les gens de chez moi, c’est un grand supermarché. On peut tout trouver là-bas, tout ce que vous désirez, de la lessive, des cigarettes, des cacahuètes, du paracétamol. Mais pas d’assurance. Si cette maison s’écroule, alors toute la famille la reconstruira en moins de 2 jours. C’est la manière de construire au Burkina Faso.

Mais travailler avec de la terre a des inconvénients. C’est pourquoi, ne dites pas à quelqu’un de chez moi, que c’est joli, que c’est pittoresque ! Cela ne plaît pas. Regardez, la pluie, l’eau montante, le feu qui détruit les masons avec tout ce que les gens ont comme réserves. C’est pourquoi ils veulent changer de vie. Et ce qu’ils voient, c’est votre méthode de faire, votre façon de vivre et votre façon de construire qu’ils veulent imiter.

J’avais eu la chance de venir en Allemagne. Et quand on sort d’Afrique, on est obligé d’envoyer de l’argent à la famille, mais je ne pouvais pas le faire parce que j’ai une grande famille. Alors j’ai découvert que ce qui fait le fondement de votre culture, c’est l’éducation. J’ai donc commencé, en tant qu’étudiant, à me battre pour créer une école dans mon village.

Mais que faire si on étudie, qu’on n’a pas d’argent et qu’il faut convaincre les habitants de construire une école ? Il faut commencer à en parler, à convaincre ses collègues de l’université de consommer moins de café et de vous donner la moitié de l’argent pour que vous puissiez construire une école. Il faut retourner en Afrique, il faut expliquer que vous voulez bâtir avec de la terre, que vous avez besoin du concours de tout le monde.

Gando Primary School Extension, © courtesy of Erik-Jan Ouwerkerk

Voilà, c’est ainsi que nous avons pu faire cette réalisation en 2001. Carrément avec de la terre comme vous le voyez. Evidemment, il y a partout de la tôle en Afrique. Vous voyez à gauche pour la charpente nous avons utilisé du fer à béton de 14 et de 16 mm. Tout le village est là. Les femmes, les mères, les jeunes filles, et les vieux. Mesdames et messieurs, si vous avez un projet en Afrique et que vous avez des vieilles femmes et des vieux qui vous aident, votre projet marchera. Pourquoi ? Parce que, dans un pays où la tradition est retransmise verbalement, c’est celui qui a vécu le plus longtemps qui détient le savoir-faire, la sagesse. C’est pourquoi, il était très important de convaincre tout le village et surtout les personnes âgées.

Les cailloux, nous les avons utilisés pour les fondations parce que cela permet d’économiser de l’argent. Et les maisons, comme vous voyez, grandissent avec la force du village.

Même les enfants font partie du projet. Mais, s’il vous plaît, ne nous dénoncez pas, ne nous jetez pas en prison ! Cela fait partie prenante de notre projet, et ça, c’est l’Afrique ! Il était difficile d’interdire aux enfants de nous aider. Cela aurait provoqué un malheur, parce que chacun voulait faire partie de cet événement. Tous voulaient travailler et regardez comme ils sont contents. Ce n’est pas une photo faite spécialement pour vous le prouver, non ! Regardez combien de gens sont nécessaires pour la soulever. Pas besoin de grue, les gens sont là pour construire leur avenir.

Gando Primary School Extension, © courtesy of Erik-Jan Ouwerkerk

J’ai une équipe mais ce que vous ne voyez pas et que moi je vois, c’est que tout le village est assis en train de regarder et que un à un les gens s’approchent et montent sur la structure. Si celle-ci s’écroule, cela veut dire que ce n’est pas une bonne technologie, qu’il faut l’abandonner. Et si elle ne s’écroule pas, que c’est une technologie fantastique.

Et que se passe-t-il ? Tout le monde veut monter dessus, même les vieux. Cela devient dangereux pour moi. Si je leur dis, « arrêtez ! », cela voudrait dire que la technologie n’est pas bonne. Je dois laisser tout le monde grimper en souhaitant et priant Dieu qu’il n’y ait pas de dégâts. C’est comme cela que je travaille, encouragé par l’enthousiasme des gens de mon village.

Les gens chez moi sont pleins d’une créativité illimitée. Il suffit de leur expliquer ce que vous voulez et ils vous montrent comment faire. Et les maisons grandissent tout simplement, faites par des gens que j’ai moi-même formés. Croyez-moi, je ne suis pas le plus talentueux. Mais j’ai pu le faire, parce que j’ai eu la chance d’avoir reçu une formation chez vous. Maintenant les gens ne veulent plus avoir des écoles de couleur uniforme. Pourquoi ne pas utiliser différentes couleurs, faire plus joli, et être vu de plus loin.

Si vous commencez à parler de la peinture, 30 minutes après, vous avez 10 personnes qui veulent discuter. Une heure après, vous en avez 200. Trois heures après, tout le village est là.

Que faire ? Ils achètent des tissus, ils les découpent et se mettent à discuter. Et moi, Francis, je m’en vais. Je viens ici parler de ce que je fais. Et à mon retour, je m’aperçois qu’ils ont obtenu un résultat et je me dis « mon Dieu ! ». Alors, tout le village vient m’expliquer que c’est lui qui est à l’origine de la couleur et que c’est pour cette raison que la maison est si belle. On ne doit en aucun cas s’énerver mais être content parce qu’ils sont fiers de ce qu’ils ont fait. Et les utilisateurs – les enfants en l’occurrence – sont très heureux d’avoir cette école. Ils l’occupent jusque dans les moindres recoins et ils s’amusent pendant que le maître dort.

La lumière dans la salle de classe provient de la toiture où l’air s’échappe naturellement. Nos élèves sont parmi les meilleurs du pays. Pour vous donner un exemple, l’an dernier, en 2008, dans ma région, la moyenne de réussite au CEP (Certificat d’étude primaire) était de 34 %. Dans mon école, nous avons obtenu plus de 90 %. Voilà ce que l’architecture peut apporter, même en Afrique.

Les femmes aussi. Ce sont elles qui ont fait la majorité du travail. Des visiteurs viennent de partout, d’Italie, d’Espagne, des Etats-Unis et même de France. Et c’est leur travail qu’on vient admirer.

Maintenant, je vais vous montrer comment on peut utiliser des techniques traditionnelles dans une maison. Rappelez-vous quand je suis rentré au Burkina, j’ai dit : « On va construire une école. » Tout le monde a crié : « Oui ! C’est très bien. » Et puis, quand j’ai dit : « Mais on va la construire en terre. » « Non, non, non ! Francis, tu ignores nos réalités, tu ignores qu’une maison en terre ne résiste pas à une saison pluvieuse. » « Les Allemands lui ont tourné la tête. On va attendre que ses amis partent et on va le raisonner. Comme cela, il nous construira une maison en béton. »

Gando Primary School Extension, © courtesy of Erik-Jan Ouwerkerk

Mais, mesdames et messieurs, maintenant, le village me permet d’introduire des éléments traditionnels et je vais vous montrer comment on le fait.

Les femmes, qui sont devenues des professionnelles, arrivent, les jeunes en tête. Leurs enfants se mettent en rangs avec des morceaux de bois qu’ils ont façonnés eux-mêmes. Ils frappent la terre pendant des heures. Puis, leurs mamas viennent à leur tour. Ici, vous voyez un peu quel est mon rôle. Je ne me sens pas architecte. Souvent, au village, j’ai ‘impression que je suis un chef d’orchestre qui a devant lui des musiciens plein de talent et qui se bat pour les guider.

Regardez les femmes, dans une habitation de maître, en train de battre la terre, jusque dans les angles et en ajoutant de l’eau. Elles restent dans cette position, pendant des heures. Regardez, là, c’est le musicien. Ce que j’ai appris, chez moi dans mon village, c’est que grâce à la musique, ce travail, très dur, est supportable. Chacun, dans son coin, bat la terre, selon sa force. Et que se passe-t-il ? La musique unifie tout et les efforts s’accordent. C’est ainsi que nous parvenons à obtenir une surface plane. Voilà, ce que j’ai appris en travaillant avec les gens, chez moi. Ensuite viennent les polisseuses, courbées, leurs cailloux à la main. Elles polissent la terre.

Et le résultat est incroyable. C’est ainsi que nous introduisons des techniques traditionnelles et que cela fonctionne bien.

Et voilà mon équipe. Voilà Kabila. Quand on a un budget très réduit, il est important d’avoir un négociateur comme lui. C’est le meilleur d’Afrique. Et ne l’accompagnez pas. Quand il arrive au marché, la marchandise qui se vendait très cher devient bon marché. Les commerçants lui demandent : « Que veux-tu payer aujourd’hui ? » Il donne de l’argent et prend le matériel. Mais si vous l’accompagnez, ce qu’il paie 500, il le paiera 50.000 et il ne sera pas du tout content.

Là, c’est Baba, le plus vieux maçon. Un sage « mec », qui sait bien travailler.

Et là, c’est Benjamin, le meilleur maçon du monde. C’est incroyable ce qu’il sait faire.

Amédé, c’est le meilleur ouvrier du mode. Je lui explique d’abord notre structure sur le papier. Quand le papier ne lui suffit pas, nous prenons du sable. Je suis encore en train de parler qu’il a déjà soudé toute la charpente !

Mais le meilleur de tous, c’est Couyomo, le musicien. C’est lui qui mobilise tout le village autour des projets. Et c’est lui encore qui, le soir, anime tout le village avec sa musique. Et le lendemain, quand on doit transporter des charges lourdes, c’est lui qui marche en tête. C’est, mesdames et messieurs, sur cela que ie me base pour réaliser mes travaux en Afrique.

En résumé : La première idée : construire pour les gens de chez moi. Cela fonctionne très bien, croyez moi. Il y a d’abord eu des logements, puis des logements pour que les enseignants restent au village. D’habitude, un enseignant habite en ville, car au village il n’y ni eau courante, ni bonne nourriture. Ensuite il a fallu construire une extension, parce qu’on avait construit pour 120 enfants et qu’il y avait 300 demandes. Aujourd’hui, il y a 600 élèves.

Ensuite notre travail fournit du travail. Dans mon village, les gens n’ont plus besoin de prendre des bateaux de fortune pour se rendre en Espagne ou en Italie, ni en Côte-d’Ivoire pour y travailler pendant 5 mois ou encore attendre 5 ans pour pouvoir s’acheter un vélo. Non ! Ils peuvent travailler au Burkina et gagner de l’argent.

C’est capital. C’est la raison pour laquelle je me suis concentré sur les projets au Burkina. Vous ne pouvez pas imaginer la fierté des gens de mon village maintenant qu’ils ont découvert qu’ils étaient capables de faire tout cela. Mon exemple prove qu’à travers l’éducation et ‘architecture, on peut faire beaucoup pour les gens. Imaginez ce que vous voulez. Mon objectif à moi, c’était de donner de l’éducation aux gens de chez moi, et, si je venais à manquer, qu’il y ait une, deux ou trois personnes capables de faire ce que je fais. Les enfants, en Afrique, sont plein de créativité, tout autant que les vôtres. Ce qui leur manque, c’est la formation professionnelle.

Maintenant, au terme de ce discours, je dirai que je ne suis là pas seulement pour parler de nous, de mon village. Nous avons aujourd’hui des problèmes, à cause du réchauffement climatique, des crises économiques, des ressources qui disparaissent. Je crois qu’il est important de s’appuyer sur ce qu’on a pour obtenir un résultat, comme cet homme qui utilise sa bouche pour laver ses mains avec une calebasse. Nos ressources sot très limitées et les problèmes ne sont pas seulement chez moi. Ici aussi, vous êtes concernés.

 

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