Tribunes

Avis d’avocat : les destructions d’œuvres architecturales face au droit

L'architecture dans l'œil du juridique : à l'invitation de L'Architecture d'Aujourd'hui, le cabinet d'avocats Loyseau de Grandmaison, expert en conseil et contentieux du droit de la propriété intellectuelle, du marché de l'art et des affaires, a accepté de rédiger pour AA plusieurs articles pour lire autrement l'architecture. 

Après "Protéger le design", "Réhabilitations et droits d'auteur", et "Formes naturelles", Diane Loyseau de Grandmaison et Tiphaine Aubry, avocats au Barreau de Paris, se penchent, en lien avec le numéro 448 d'AA « Quelle ville demain ? », sur la question du droit d’auteur, droit du patrimoine culturel et droit administratif.

À l’heure où nous écrivons ces lignes, le thème de notre Avis d’avocat a été tristement rattrapé par l’actualité.

Les violentes destructions de sites et monuments du patrimoine culturel ukrainien, imposées à la population par les bombardements russes, ont d’ailleurs été condamnées par l’Unesco dans un communiqué de presse du 3 mars 2022[1].

Bien que nous ne puissions évoquer le sujet de cet article sans penser au peuple ukrainien, nous n’analyserons pas les problématiques spécifiques et espérons le très exceptionnelles, liées aux destructions du patrimoine culturel en temps de conflit armé.

Nous apporterons un éclairage juridique en droit de la propriété intellectuelle et plus succinctement en droit du patrimoine culturel et droit de l’urbanisme, sur la question des destructions d’œuvres architecturales, en lien direct avec la thématique du numéro 448 de l’Architecture d’Aujourd’hui consacré à la ville… qui rend parfois nécessaire la destruction du bâti existant.

Il s’agit de mettre en exergue les principes juridiques débattus entre d’une part, les architectes titulaires de droits préexistants (ou leurs ayants droit et défenseurs), propriétaires et riverains susceptibles de s’opposer à la démolition d’une œuvre architecturale et, d’autre part, les professionnels de l’immobilier et de la construction et leurs clients, qui souhaitent procéder à des démolitions d’œuvres architecturales préexistantes pour bâtir de nouveaux projets.

 

Droit d’auteur des architectes : le recours au droit moral limité par la nécessité publique

C’est tout d’abord sur le terrain (bien construit) du droit d’auteur que les architectes peuvent tenter de s’opposer à la destruction de leur création architecturale.

En effet, le Code de la propriété intellectuelle (CPI) protège les œuvres architecturales formalisées et « originales », au sens où l’entendent les juridictions françaises, c’est-à-dire marquées par un « caractère artistique certain reflétant la personnalité de son auteur et l’originalité créative de ce dernier »[2]. On oppose alors les œuvres architecturales originales accédant à cette protection, aux œuvres « banales » ou « communes ».   

La protection du droit d’auteur accorde à l’architecte des prérogatives d’ordre moral notamment, tels que le droit au respect de l’intégrité de l’œuvre (article L.121-1 du CPI), qui lui permet de s’opposer aux atteintes portées à l’intégrité de son œuvre. Après son décès, ce droit peut être exercé par ses ayants droit sans aucune limite temporelle.

La destruction d’une œuvre architecturale constituant le paroxysme de cette atteinte, l’architecte peut ainsi invoquer le respect de son droit moral pour s’opposer à la destruction ou à la dénaturation de son œuvre dans le cadre d’une rénovation, d’une extension, voire d’une réhabilitation.

Toutefois, la vocation utilitaire des œuvres bâties et le respect des nombreuses normes imposées aux professionnels, a conduit le juge à encadrer l’exercice du droit moral de l’architecte antérieur et à opérer un contrôle de proportionnalité entre les droits de propriété intellectuelle et le droit de propriété « matérielle ». L’architecte antérieur ne saurait ainsi imposer une « intangibilité absolue »[3] ni un droit d’immixtion perpétuel au maître d’œuvre ou au propriétaire du bâtiment, pas plus qu’il ne pourrait s’opposer à une destruction rendue indispensable au regard des règles de sécurité par exemple.

L’entorse au caractère quasi-absolu du droit moral, qui ne souffre en principe d’aucune exception en ce qui concerne les œuvres protégées d’autres natures, se justifie pour les œuvres architecturales par la recherche d’un « équilibre subtil entre les impératifs d’évolution de l’œuvre et le respect de l’auteur »[4].

L’architecte second devra ainsi veiller au fait que les mesures entreprises « n’excèdent pas ce qui est strictement nécessaire à l’adaptation de l’œuvre à des besoins nouveaux et ne soient pas disproportionnées au regard du but poursuivi »[5].

Dans le cadre de tels litiges, le juge arbore quelquefois les pouvoirs d’une figure contestée, celle de « l’inspecteur des travaux finis », voire du jury d’un concours d’architecture, puisqu’il est tenu d’apprécier la légitimité d’un projet architectural à l’aune du contexte artistique, urbanistique et social dans lequel celui-ci prend place.

La jurisprudence apporte un éclairage intéressant sur la façon dont les juges apprécient le caractère « strictement indispensable » de la destruction d’un ouvrage architectural protégé par le droit d’auteur.

La Cour d’appel de Paris a ainsi jugé, en 2016, que ne constituait pas une atteinte au droit moral de l’architecte Paul Chemetov, la démolition du bâtiment de la Caisse primaire d’assurance maladie (CPAM) de Vigneux-sur-Seine (Essonne), validée par la mairie et la préfecture et justifiée par un projet de refonte urbanistique répondant à un motif légitime d’intérêt général et collectif. Pour la Cour, cette atteinte poursuivant un but légitime (création de logements et locaux commerciaux) était proportionnée, au regard du droit moral de l’architecte et ne procédait pas d’un abus de droit du propriétaire ou du futur acquéreur, ni même d’un comportement fautif[6].

Toutefois, la Cour a considéré que le propriétaire ne pouvait pas être autorisé à détruire un bâtiment « dans un délai tel que le public n’ait pas eu le temps de découvrir l’œuvre » ou que « la décision n’ait aucun motif légitime et s’apparente à un abus du droit de propriété »[7].

En conclusion, il résulte de cette jurisprudence constante que pour s’opposer à la destruction de son œuvre préexistante ou obtenir réparation du préjudice né de cette destruction sur le fondement de son droit moral d’auteur, l’architecte premier devra établir l’originalité de son œuvre, caractériser l’atteinte à son droit moral, mais également démontrer que la décision de démolir est brutale, abusive et disproportionnée au regard d’un projet architectural ou urbanistique inapproprié.

Ses opposants devront non seulement contester l’atteinte au droit moral, mais également démontrer l’inadaptation de la construction au regard des normes et des besoins actuels qui commandent de reconstruire la ville… et repenser l’espace !

Autant d’éléments qui feront l’objet d’une stricte appréciation par des juges du fond.

Outre le droit d’auteur, le droit du patrimoine culturel et le droit administratif offrent d’intéressants outils pour permettre de sauvegarder le patrimoine bâti existant que nous aborderons succinctement, sans pour autant prétendre à l’exhaustivité, ces sujets riches et complexes commandant que leur soient consacrés des articles dédiés.

Droit du patrimoine culturel : classer pour moins détruire

Un outil juridique apprécié par les chevaliers du bâti concerne le droit du patrimoine culturel, et plus précisément les lois protégeant les monuments historiques, aujourd’hui codifiées dans le Code du patrimoine et abondamment mises en avant pour éviter les destructions.

Le Code du patrimoine accorde en effet une protection toute particulière aux immeubles protégés au titre des monuments historiques, classés ou simplement inscrits : leurs propriétaires ne peuvent y effectuer aucune modification sans déclaration ou autorisation de l’autorité administrative compétente, selon les cas de figure (articles L.621-9 et L.621-27 du Code du patrimoine).

On parle alors de « servitude d’utilité publique », la protection au titre des monuments historiques consistant en une « limitation administrative au droit de propriété dans un but d’utilité publique : le propriétaire d’un bien protégé a la responsabilité de sa conservation mais ne peut disposer librement de celui-ci »[8].

Il en est de même pour les abords du bâtiment protégé, c’est-à-dire le périmètre délimité par l’autorité administrative ou, à défaut, le champ de visibilité de 500 mètres autour du bâtiment protégé, et ce pour en garantir la conservation ou la mise en valeur.

L’initiative du classement ou de l’inscription de l’immeuble au titre des monuments historiques (selon l’intérêt patrimonial du bien) peut résulter des services de l’Etat, du propriétaire du bâtiment ou de toute personne y ayant intérêt (association de défense du patrimoine par exemple).

Ainsi, alors que le droit de s’opposer à la destruction d’un bâtiment sur le fondement du Code de la propriété intellectuelle est réservé à l’architecte et à ses ayants droit, les outils de sauvegarde du patrimoine offerts par le Code du patrimoine ont une vocation nettement plus générale.

L’intervention du Ministère de la culture au titre de la procédure d’urgence prévue à l’article L. 621-7 du Code du patrimoine, qui permet de placer provisoirement un immeuble présentant un intérêt patrimonial et dont la conservation est menacée, sous le régime du classement pendant douze mois, peut être salutaire et faire échec, au moins provisoirement, à la décision de destruction d’un bâtiment.

Outre le droit du patrimoine, le droit de l’urbanisme peut également offrir de voies de recours intéressantes contre des projets de démolition réalisés en infraction aux textes en vigueur, mais également contre des permis de démolir délivrés par l’administration.

À Autun (71), différentes parties du Lycée Bonaparte ont été protégées au titre des Monuments Historiques entre 1943 et 2021. © MarcJP46 on Wikimedia Commons

 

Droit de l’urbanisme : qui a voix au recours contre un permis de démolir ?

Certains projets de démolition sont soumis à l’obtention d’une autorisation d’urbanisme, dès lors, par exemple, que le bâtiment est situé dans le périmètre d’un site patrimonial remarquable classé, aux abords des monuments historiques ou inscrits au titre des monuments historiques, ou qu’il est situé dans un secteur où un tel permis est obligatoire (articles R*421-27 et -28 du Code de l’urbanisme).

Outre le fait que les projets de démolition réalisés en infraction aux règles d’urbanisme peuvent faire l’objet de poursuites pénales pendant un délai de six ans à compter de l’achèvement des travaux, il est possible d’engager notamment des recours en annulation à l’encontre des permis obtenus.

En effet, toute autorisation d’urbanisme ouvre un délai de recours administratif de deux mois à compter de sa notification, soit du premier jour de l’affichage de l’autorisation sur le terrain.

Le recours peut être gracieux (saisine du maire qui a délivré l’autorisation) ou contentieux (recours en annulation devant le tribunal administratif), étant entendu qu’un éventuel recours gracieux prolonge le délai du recours contentieux.

Néanmoins, un tel recours est réservé aux personnes justifiant d’un intérêt à agir, c’est-à-dire susceptibles de justifier que « la construction, l’aménagement ou le projet autorisé sont de nature à affecter directement les conditions d’occupation, d’utilisation ou de jouissance du bien qu’elle détient ou occupe régulièrement (…) » (article L.600-1-2 du Code de l’urbanisme).

A ce titre, il a été considéré que l’architecte du projet initial ne bénéficiait d’aucun intérêt à agir contre une décision d’urbanisme, même si celle-ci concernait le projet architectural dont il était l’auteur[9], dès lors qu’il ne peut vraisemblablement justifier du fait que la démolition affecte les conditions d’occupati0n, d’utilisation ou de jouissance de sa propre propriété.

En effet, alors que le droit d’auteur permet à l’architecte de s’opposer à la destruction de sa création, le droit de l’urbanisme s’attache uniquement à apprécier le respect des règles d’urbanisme applicables au terrain ou au projet envisagé.

Il appartient donc notamment aux voisins dits « immédiats », ou encore à des associations de défense de l’environnement ou du patrimoine obéissant aux conditions de l’article L.600-1-1 du Code de l’urbanisme et justifiant d’un strict intérêt à agir, de former un recours à l’encontre du permis de démolir.

Cette action peut, par exemple, s’appuyer sur les dispositions de l’article L. 421-6 du Code de l’urbanisme, en vertu duquel l’autorisation d’urbanisme peut être refusée si les « travaux envisagés sont de nature à compromettre la protection ou la mise en valeur du patrimoine bâti ou non bâti, du patrimoine archéologique, des quartiers, des monuments et des sites ».

Toutefois, la jurisprudence administrative apprécie strictement l’erreur d’appréciation de l’administration sur ce point, et considère notamment que le simple fait qu’un immeuble présente un « caractère original » et que son « intérêt architectural » ne soit « pas contestable » n’est pas de nature à entacher d’illégalité le permis de démolir dès lors que sa disparition n’est pas manifestement de nature à compromettre la protection ou la mise en valeur du patrimoine bâti ou des quartiers où il est situé.[10]

Il ressort de la jurisprudence administrative que seuls les permis de démolir octroyés à l’encontre des immeubles dont l’intérêt patrimonial est difficilement contestable, qui constituent « l’élément dominant et architecturalement attractif » de la commune et dont la suppression porterait atteinte « au site » sont susceptibles d’être annulés, étant précisé que la décision de non-inscription au titre des monuments historiques ne peut suffire à nier l’intérêt architectural que présente le bâtiment litigieux au sens du Code de l’urbanisme[11].

 

Ainsi, le système de protection à triple niveau des œuvres architecturales offre des leviers juridiques intéressants pour s’opposer à la destruction d’un immeuble ou le protéger, en fonction du contexte et de l’identité des requérants, qu’ils soient ayants droit, riverains ou défendeurs du patrimoine bâti.

Il faut cependant être en mesure de prouver l’originalité du bâtiment ou son intérêt patrimonial !

 


Diane Loyseau de Grandmaison et Tiphaine Aubry

Avocats au Barreau de Paris
www.cabinetldg.fr

 


[1] UNESCO, Ukraine : Déclaration de l’UNESCO à la suite de l’adoption de la résolution par l’Assemblée générale des Nations Unies, Communiqué de presse, 3 mars 2022, en ligne : https://www.unesco.org/fr/articles/ukraine-declaration-de-lunesco-la-suite-de-ladoption-de-la-resolution-par-lassemblee

[2] Cour d’appel, Bordeaux, 1re chambre civile, section A, 7 Juin 2010 – n° 09/00205

[3] Cour de cassation, 1re chambre civile, 20 Décembre 2017 – n° 16-13.632

[4] VIVANT Michel et BRUGUIERE Jean-Michel, Droit d’auteur et droits voisins, Dalloz, 4e édition, 2019

[5] Cour de cassation, 1re chambre civile, 20 Décembre 2017, préc.

[6] Cour d’appel, Paris, Pôle 5, chambre 2, 2 Décembre 2016 – n° 16/04867

[7] Cour d’appel, Paris, Pôle 5, chambre 2, 2 Décembre 2016 (précit.) – ce qui n’est pas le cas lorsque « depuis près de trente années le public a pu accéder à cette œuvre, la découvrir et en mesurer l’intérêt » : Cour d’appel de Paris, 16 octobre 2013, 13/14995

[8] Vie publique, La protection du patrimoine monumental français : un état des lieux, 8 avril 2020 (en ligne : https://www.vie-publique.fr/eclairage/273873-la-protection-du-patrimoine-monumental-francais-un-etat-des-lieux)

[9] En matière de permis de construire modificatif, il a notamment été considéré qu’en tant qu’auteur d’un projet de construction autorisé par un permis de construire, l’architecte ne dispose pas d’un intérêt de nature à lui donner qualité pour poursuivre l’annulation d’un permis de construire modificatif autorisant le projet amendé par un autre architecte (TA Paris, 3 févr. 2000, n° 1679, Pétrovic : RDI 2000, p. 329, obs. J. Morand-Deviller ; CAA de Marseille, 8 février 2001, Scarpocchi, Req. n° 97MA01119 : Juris-Data n° 2001-156237).

[10] Cour administrative d’appel de Versailles, 16 juillet 2012, n° 10VE01471 : JurisData n° 2012-021652

[11] Cour administrative d’appel, NANTES, Chambre 2, section B, 3 Février 2012 – n°11NT01853

Pour aller plus loin : lire Densifier à Zurich, à quel prix ?, dans notre dernier numéro (448), qui analyse la destruction de quartiers entiers pour une densification… moins vertueuse qu’il n’y paraît.
LE NOUVEAU NUMÉRO D’AA, « QUELLE VILLE DEMAIN ? »
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