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AA x Tarkett #2 — L’hôpital, figure urbaine

Le 12 avril dernier, AA et Tarkett recevaient au sein de l’Atelier Tarkett à Paris Julie-Laure Anthonioz (Atelier du Pont), Laurent-Marc Fischer (Architecturestudio), Alexandre Franc (Groupe 6), Garcie de Navailles et Clément Billaquois (Brunet Saunier Architecture). Après un épisode sur le logement, voici quelques extraits de cette conversation sur la place de l’hôpital en ville. 

Emmanuelle Borne : Depuis la pandémie, l’architecture dédiée au soin est remise en question. Quelles évolutions notez-vous ?

Garcie de Navailles (Brunet Saunier Architecture) : Le premier confinement a coïncidé avec la conception de notre proposition pour le concours de l’HUGPN [concours pour le Campus hospitalo-universitaire de Saint Ouen Grand Paris-Nord, remporté par le groupement Renzo Piano Building Workshop (mandataire) associé à Brunet Saunier Architectes, Ingerop Conseil et Ingénierie et SLETEC Ingénierie ; livraison prévue en 2028. NDLR]. A quelques semaines du rendu, le concours a été suspendu, avant qu’il nous soit demandé de justifier de l’adaptabilité de nos propositions à ce nouvel enjeu, en permettant la transformation à la volée d’un secteur en réanimation par exemple. Les effets à long terme de la pandémie dans les programmes hospitaliers restent encore à observer.

Laurent-Marc Fischer (Architecturestudio) : Quand on évoque la santé dans la ville, il faut distinguer deux choses. Quand on parle d’hôpitaux dans la ville, en réalité on ne parle pas de la place de la santé, mais de la place de la maladie dans la ville. L’autre sujet est effectivement la santé, sur lequel la pandémie, et les confinements, ont jeté une lumière particulière en impactant la manière dont les gens vivaient alors la ville, avec un « droit de sortir, de se promener, de se détendre ». La ville est devenue un lieu dont on a besoin pour se ressourcer, alors qu’elle était autrefois perçue comme le lieu de la congestion, de la pollution. Si on parle en revanche des unités de soin dans la ville, c’est-à-dire de la place de la maladie dans la ville, la principale évolution – qui ne s’est peut-être pas encore traduite par des concours très précis, mais par des réflexions – est la notion de proximité. Est-ce que les tentes pour faire des tests antigéniques existent toujours ? Oui, c’est quelque chose qui a été pérennisé car elles permettent la proximité dans l’accès aux soins. Il est encore difficile de se prononcer, mais on sent que, dans la programmation, commencent à poindre de nouvelles réflexions. Chez Architecturestudio, nous avons a connu cette crise pendant le premier tiers du chantier du CHU de Guadeloupe [nouveau CHU de la Guadeloupe, Pointe-à-Pitre, 2019], qui a fait du projet un lieu d’observation pour comment il se comportait pendant la crise. Son insularité et sa position en zone tropicale en faisait un CHU des extrêmes, par définition. 

EB : Ce projet est donc devenu une matrice servant à observer la gestion de la pandémie ?

Laurent-Marc Fischer (Architecturestudio) : Oui, tout à fait. C’est un projet exemplaire du point de flux de la gestion d’afflux soudains de patients – pas forcément atteints du Covid, il y a des épidémies de dengue, des tremblements de terre et autres catastrophes naturelles. Il faut savoir que le département voisin est la Martinique, à une heure d’avion ; il est donc impossible de délocaliser le soin. L’afflux de patients était donc déjà intégré, la structure de l’hôpital était pensée comme telle. Elle a été « vérifiée » par la crise Covid, et a subi des modifications mineures à ce moment-là. Mais les éléments programmatiques comme les zones « cocons de crises » avaient déjà été établis auparavant. Ce bâtiment devient un référentiel par rapport à l’organisation de crise.

Alexandre Franc (Groupe6) : Pour revenir sur la notion de santé, la ville saine existe comme un idéal. Certes, on voit se multiplier les maladies respiratoires liées à la pollution, mais le champ de la ville saine est plus large que l’architecture de santé. C’est l’utilisation de matériaux sains, des espaces propices à une vie moins polluée, la mobilité, qui un effet réel sur la santé publique. 

Laurent-Marc Fischer (Architecturestudio) : La ville est perçue comme un environnement pathogène. Mais en réalité, la ville est effectivement le lieu du développement social, intellectuel et humain. C’est le lieu de la santé, pas moins que la campagne. On parle d’air pur mais à la campagne il y a d’autres pathologies liées à d’autres problématiques…

EB : Parmi les pathologies urbaines, il y a les pathologies mentales. Par ailleurs, quand l’Atelier du Pont crée des bureaux, vous les articulez autour de la notion de bien-être…

Julie-Laure Anthonioz (Atelier du Pont) : En travaillant sur le siège de Santé Publique France [Atelier du Pont, Woody, bureaux en structure bois en lisière du bois de Vincennes pour Santé Publique France, Saint-Maurice, 2019], on avait déjà commencé à travailler sur comment, dans le bureau, on pouvait se sentir « chez soi » et introduire, dans le bureau-même, un langage emprunté au champ domestique – comme par exemple des tablettes larges sur lesquelles mettre des pots de fleurs sous les fenêtres.

Atelier du Pont, Woody, bureaux en structure bois en lisière du bois de Vincennes pour Santé Publique France, Saint-Maurice, 2019 © Takuji Shimmura

EB : Mais n’est-ce pas anecdotique ?

Julie-Laure Anthonioz (Atelier du Pont) : Non, il y a également le choix des matériaux, couleurs et proportions. La matière, la texture, des éléments plus subtils. Cette tablette avec ses proportions et sa hauteur est complètement réfléchie pour agir sur le bien-être. Dans les espaces de circulations, nous avons fait des élargissements qui ne sont pas rectilignes avec des espaces salon, des tables hautes, des tisaneries… les gens peuvent s’approprier le lieu.

Alexandre Franc (Groupe6) : La question du soin est désormais un peu plus liée à l’humain. La pandémie a montré l’importance du soin en ville, et remis les soignants au premier plan. On n’était plus dans l’hôpital-machine, bien qu’il existe toujours, et la question du soin est désormais un peu plus liée à l’humain. 

Clément Billaquois (Brunet Saunier Architecture) : Bien sûr, le mieux serait de ne concevoir que des chambres plein sud, avec vue sur jardin puisque cela a un impact favorable sur la convalescence. Hélas, les projets sont souvent jugés sur le respect des ratios. Quand on nous dit de penser l’hôpital par rapport à ses usages, c’est une évidence, mais cela peut aussi conduire à des aberrations, comme ces bâtiments qui sont obsolètes au bout de 50 ans. Pourquoi ? Parce qu’ils ont été conçus pour la médecine d’aujourd’hui qui ne serq peut-être pas celle de demain. On nous dit de prendre en compte certains usages mais qui nous dit qu’ils seront encore pertinents dans le futur ? Il est indispensable de chercher la flexibilité. En faisant cela on peut avoir l’air de « déshumaniser » l’hôpital, mais paradoxalement on le rend aussi capable de tout accueillir. 

EB : Donc vous plaidez pour l’hôpital-machine ?

Clément Billaquois (Brunet Saunier Architecture) : Non bien sûr. L’architecture est une synthèse complexe d’enjeux contradictoires. Et si on pousse le curseur trop loin dans un sens, on se trompe car un bâtiment surspécifié n’est pas adaptable, alors que le domaine de la santé évolue en permanence.

EB : L’obsolescence des hôpitaux est-elle le corollaire de l’évolution technique ?

Alexandre Franc (Groupe6) : Il y a une obsolescence qui augmente à cause du progrès, certes, mais elle est tout de même liée à des questions architecturales. Il y a la capacité, ou pas, d’un bâtiment à se reprogrammer. Et ce « reprogrammable » n’est pas forcément évident, cela nécessite de la marge. D’être un peu plus gros, pas conçu exactement aux dimensions requises. Cela pose la question suivante : a-t-on les moyens d’être bon marché ? En concevant bon marché, ne va-t-on pas faire quelque chose de moins vertueux sur le long terme ? Notre projet à Rennaz [Groupe 6, Hôpital Riviera-Chablais pour le Conseil d’Établissement Hôpital Riviera-Chablais, Vaud-Valais, Rennaz, Suisse, 2019] peut en témoigner : il y a 30% de marge, qui permet de caser toutes les gaines techniques, et le bâtiment respire. Quand on pense ratio, on va grignoter partout mais ça donne quelque chose de moins évolutif. Il y a une générosité à retrouver.

Hôpital Riviera Chablais © architecture Groupe-6 – Michel Denancé

EB : Qu’en est-il des espaces extérieurs dans les programmes hospitaliers ?

Alexandre Franc (Groupe6) : Dans les hôpitaux actuels, le contact avec l’extérieur est plutôt minimisé que maximisé. On a des formes très compactes car on recherche l’efficacité et la performance. On pourrait aussi avoir un hôpital plus éclaté qui se pratique déjà dans les hôpitaux psychiatriques – c’est l’hôpital-réseau, qui offre plus d’espaces extérieurs. Mais lier l’hôpital à la performance entraîne souvent une compacité dans la forme. Ça n’est pas toujours le cas bien sûr : un des plus gros hôpitaux parisiens est la Pitié-Salpêtrière, qui répond à une typologie pavillonnaire. Cette typologie coexiste avec des formes plus unitaires. On peut imaginer une forme plus hybride avec des îlots, qui combinerait les deux, la capacité à assurer de la performance et de la technicité mais aussi un rapport à l’extérieur plus serein.

Garcie de Navailles (Brunet Saunier Architecture) : Le rapprochement des fonctions, demandé par les usagers, a un prix. C’est toutefois dans l’ordre des choses de construire ainsi dans une ville dense.

Laurent-Marc Fischer (Architecturestudio) : Pas forcément. C’est quand même le rôle de l’architecte d’aller au-delà de ce qu’on nous demande. De pousser la maîtrise d’ouvrage et les programmistes dans leurs retranchements. Néanmoins, il est vrai qu’il existe un véritable problème de programmation hospitalière en France. Elle est dix fois trop prescriptive, ce qu’on ne connaît pas forcément dans d’autres pays, comme la Suisse. 

EB : Est-ce que l’évolution de l’hôpital en ville va vers une dislocation ?

Alexandre Franc (Groupe6) : Cela dépend vraiment des fonctions. Il y en a qui se prêtent à la proximité – typiquement, les vaccinations et les tests, que l’on trouvait avant aux portes de chacun. Et il y a à la fois un besoin de tout l’arsenal, machines, imageries, etc. On ne peut pas les démultiplier à outrance. L’hôpital est une petite ville en soi. Par les dimensions suffisamment amples des interventions, on est dans une dimension de quartier, de méga-îlot. Il y a un impact urbain important, ce n’est pas du tout neutre. Il y a une masse critique qui crée son propre contexte. Celle-là doit être la plus urbaine, la plus connectée et la plus aimable possible.

Hôpital Riviera Chablais © architecture Groupe-6 + Michel Denancé

Laurent-Marc Fischer (Architecturestudio) : L’hôpital ne doit pas être indifférent. La banalisation de l’architecture hospitalière dans le milieu urbain n’est pas une piste. C’est le lieu de la maladie. La crise Covid a réintégré la mort dans le quotidien, ce que la société moderne a voulu occulter. L’hôpital forme une ville mais ne doit pas être banalisé comme tissu urbain. Il doit s’affirmer comme un lieu rassurant, accueillant, avec un paradoxe : le niveau d’excellence médical est à la hauteur des maux qui sont traités.

Clément Billaquois (Brunet Saunier Architecture) : En France, l’hôpital de Nantes est un cas de figure intéressant. Le choix a été fait de construire un hôpital en ville. Si le projet avait été réalisé il y a 20 ans, il aurait sans doute été construit en périphérie. Car l’hôpital est un lieu de soins, mais aussi de flux importants qui peuvent être générateurs de nuisances. On parle parfois de dizaines de poids lourds par jour, des ambulances… Nous sommes chargés du projet de la Fondation Rothschild [Brunet Saunier Architecture, hôpital Fondation Rothschild pour la Fondation Ophtalmologique A. de Rothschild, livraison prévue en 2025], à propos duquel les riverains disent « un hôpital, oui, mais pas ici. » Pourtant, d’après les archives, l’hôpital précède leurs logements, mais les gens ne sont pas contents car on fait une extension. C’est contradictoire car d’une part on applaudissait les soignants le soir, et ce sont les mêmes qui parlent de nuisances sonores. Il y a une dualité provoquée par la place l’hôpital en ville : il faut être capable de l’assumer. 

EB : Est-ce qu’en fragmentant l’hôpital, les gens l’accepteraient mieux ?

Clément Billaquois (Brunet Saunier Architecture) : Oui et non. Plus on fragmente, plus ça prend de place. 

Garcie de Navailles (Brunet Saunier Architecture) : À certains égards, il me semble que les projets hospitaliers ont suivi un cheminement comparable à celui de la grande distribution. Nous n’avons pas encore quitté l’époque du tout-voiture où on structure de plus en plus grand pour proposer plus de choses pour le même prix, ou autant de choses et moins cher. Comment sortir de ce modèle ?

Alexandre Franc (Groupe6) : C’est un modèle qui est aujourd’hui en crise. Il y a une obsolescence totale de ces énormes machines à vendre. Dans la grande distribution, la vente par Internet a complètement changé la donne. En transposant cette évolution au soin, on constate que beaucoup de gens y sont très favorables mais personne n’est vraiment prêt à ce changement. Pour l’instant il est embryonnaire mais, comme pour la grande distribution, il y a un moment où le basculement vers les consultations par visio vont changer la donne. 

Julie-Laure Anthonioz (Atelier du Pont) : Cela pose la question de la qualité des lieux pour qu’ils soient attractifs. Par exemple, en ce qui concerne le personnel hospitalier, on sait qu’ils travaillent dans des conditions difficiles, et rendre qualitatif leur lieu de travail pourrait changer la donne. 

Laurent-Marc Fischer (Architecturestudio) : Il faudrait que ce soit un argument. C’est un changement récent, qu’on appelle l’hôpital-aimant, l’hôpital magnétique. C’est-à-dire qu’on pense la qualité de l’espace pour les salariés, pour les soignants et agents hospitaliers. Il n’y a pas de concurrence sur le salaire entre les établissements dans l’hôpital public. La concurrence se fait sur l’organisation de travail, sur les qualités des relations humaines mais aussi sur la qualité des espaces. Et c’est un élément-clé. C’est un besoin pour l’hôpital car il manque de personnel. Les hôpitaux sont en concurrence entre eux et la qualité des espaces de soin et de travail joue un rôle important à cet égard. Déjà, il est aujourd’hui quasiment obligatoire de prévoir des espaces de sport et/ou de détente. 

Julie-Laure Anthonioz (Atelier du Pont) : Il y a des domaines où les gens ont conscience que l’architecture est un argument compétitif. On le voit dans la concurrence entre les villes à propos des musées : toutes veulent leur effet Bilbao pour améliorer leur attractivité touristique. Dans le domaine privé, il y a une prise de conscience de l’importance de l’architecture. À l’inverse, dans les secteurs tels que le secteur hospitalier, on subit le programme. Ce qui est intéressant, c’est qu’on en revient à « la base » – c’est-à-dire les employés, les salariés – pour refaire de l’architecture un vecteur d’intérêt et de bien-être. Lors de la pandémie, il y a ceux qui ont pu quitter les grandes villes, mais il y a surtout les gens qui se sont retrouvés en souffrance chez eux, et se rendre sur un lieu de travail qui offrait des espaces de qualité a fait l’effet d’une échappatoire. En tant qu’architectes qui nous battons pour la qualité architecturale, cette crise nous a donné des arguments supplémentaires.

EB : La marge de manœuvre dans l’hôpital paraît tout de même, au regard du musée, plus restreinte…

Alexandre Franc (Groupe6) : Oui et non. Les leviers existent : ils résident dans l’organisation des lieux, dans la hiérarchie et la priorisation des éléments du programme. On parvient forcément à dégager des espaces de qualité, mais où les mettre et comment les disposer… C’est là où la différenciation est possible. 

Laurent-Marc Fischer (Architecturestudio) : La différence avec des secteurs comme l’habitat, c’est que dans l’habitat il y a des contraintes fortes, mais elles sont peu nombreuses. Dans l’hospitalier, il y a énormément de contraintes, certes, mais paradoxalement cela augmente le champ des possibles. Des contraintes réglementaires, fonctionnelles, financières, de flux… mais l’organisation et de la hiérarchisation vont créer des typologies et des formes de bâtiments totalement différentes. On l’a vu lors du concours de Saint-Ouen, où tous les candidats pensaient faire la même chose de ce site hyper dense, et pourtant les projets se sont révélés très différents. Et les plus fractionnés n’étaient pas les moins denses, au contraire. Nous sommes sortis des modèles des années 1970-1980, où l’architecture hospitalière étaient un impensé. Elle a acquis certaines lettres de noblesse grâce au travail de nombreux architectes. Mais il y a encore des évolutions à engager, et les choses s’accélèrent.

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