Cour intérieure du Frac Normandie Caen. Photo : Marc Domage © Frac Normandie Caen
Cour intérieure du Frac Normandie Caen. Photo : Marc Domage © Frac Normandie Caen

Inclassable

À Caen, Mathieu Mercier investit le FRAC

À Caen, après avoir répondu à plusieurs invitations de commissariats d’exposition d’œuvres de la collection du Frac Normandie Caen, l’artiste français Mathieu Mercier signe sa première exposition monographique dans le nouveau bâtiment du Frac, rénové par Rudy Ricciotti et inauguré en mars dernier. Plongée dans l’obscurité, l’exposition LOOPS propose un parcours où les formes récurrentes développées par Mathieu Mercier sont ici sublimées dans des œuvres qui répondent à l’échelle et aux contraintes des espaces d’exposition. Retour d’expérience, par Christophe Le Gac.

Le clair-obscur au service des relations entre voir et pratiquer

Dans les nouveaux espaces du Frac Normandie Caen, une fois passée la porte d’entrée, un emmarchement monumental emmène le visiteur directement au niveau des espaces d’exposition. Ces vieux murs ont été réaménagés par l’excellent Rudy Ricciotti, non sans mal, tellement cet ancien couvent de la visitation de Caen est loin de la «neutralité» des espaces, chère aux artistes contemporains et à leur liberté. L’impressionnante charpente des lieux y est pour beaucoup ; elle vous tombe dessus. La lourdeur des entraits renforcés par de grandes planches, heureusement peintes en gris, et le manque de hauteur flagrant entre le plancher et la sous-face des fermes, obligent le regard et rendent difficile l’attention première aux œuvres exposées. Heureusement, Mathieu Mercier eut la bonne idée d’obstruer les nombreuses baies vitrées côté cloître, autre contrainte à gérer. L’autre subterfuge de l’artiste pour améliorer ce lieu de diffusion fut le recours à un éclairage minimal. Un choix qui vient aussi de la nature de certaines œuvres, elles-mêmes rétro-éclairées. Autant de détails qui permettent de comprendre l’importance donnée à l’atmosphère générale voulue par l’artiste pour son exposition monographique.

Depuis ses débuts, Mathieu Mercier est sensible aux premiers pas des spectateurs qui pénètrent dans son univers. Dans un entretien avec l’architecte et docteur en philosophie Jac Fol, en 2006, il rappelait à ce sujet : « Il y a des “données” dont il est trop peu question, notamment de la surprise de ce qui est perceptible à l’entrée d’une exposition. » Et comme un indice, la première pièce visible s’intitule Hypercube (2018). Cette animation 3D est diffusée sur un écran de taille domestique avec la possibilité de la regarder depuis un canapé. Merci à l’artiste de penser au spectateur audiovisuel, trop souvent fatigué d’être debout devant des vidéos dont les contenus méritent d’être vus du début à la fin. Il faut comprendre cette projection comme une bande-annonce de l’exposition LOOPS et/ou comme une grille de lecture potentielle de ce qui s’annonce. Ce tesseract en mouvement continu renvoie à la question de la quatrième dimension. Mathieu Mercier semble ici prévenir le spectateur qu’il l’embarque dans un voyage extra et ordinaire, entre les mondes de la 2D, de la 3D et celui de la 4D.

Après ce prologue, place à l’espace-temps organisé par Mercier, l’œil attiré par une paroi vitrée aux drôles de motifs géométriques. Sans titre (baie vitrée, 2019) oscille entre installation, sculpture et élément architectonique. La structure métallique qui supporte les six plaques de verre de différents formats, renvoie indubitablement au Grand Verre (1915-23) de Marcel Duchamp (nous y reviendrons). Ce dispositif évoque également la grille de visée du dessinateur du XVIe siècle. Celle-ci aurait été quadrillée à partir du nombre d’or, dans un graphique dit de spirale d’or. Dans la pénombre de l’exposition ce cadrage « doré » invite à regarder une immense tapisserie accrochée, de pied, au centre d’une cimaise blanche légèrement plus large, et située à une dizaine de mètres. Sans titre (2014) a été créée à la Cité internationale de la tapisserie d’Aubusson, et de notre point de fuite doré, se dessine une corde jaune entremêlée sur un fond noir. En s’approchant physiquement du support, les points spécifiques de la tapisserie apparaissent tels des pixels analogiques.

© Adagp, Paris, 2019
© Adagp, Paris, 2019

Au premier plan : Sans titre (couple d’axolotls) (2012) © André Morin / Le Crédac. Vitrine, éclairage néon, terre, aquarium, eau, couple d’axolotls. 219,5 x 180 x 330 cm. Courtesy de l’artiste, coproduction Centre d’art Le Crédac, Ivry-sur-Seine. À droite : Sans titre (2014). Laine, coton, fil synthétique. 328 x 314 cm. Collection Cité Internationale de la Tapisserie, Aubusson. Fonds Régional de Création de tapisseries contemporaines.

Souvent le travail de Mathieu Mercier navigue entre protocole et aléatoire, entre une démarche scientifique et des décisions empiriques, entre raison et déraison. Cadrer la tapisserie par le nombre d’or illustre cette dialectique entre l’aspect hasardeux de la corde et une vision du monde ajustée par « l’harmonie » du nombre d’or. Je ne sais pourquoi, cette pièce me fait penser au film d’Alfred Hitchcock Rope! (La corde, 1950). Le couple raison et déraison y joue à plein la question de savoir si toutes les théories sont bonnes à être mise en pratique. J’y vois un écho à la morale de l’histoire hitchcockienne, à savoir, comment créer de la folie humaine avec des arguments scientifiques.

Cette science « humaine » peut aussi atténuer cette folie par une autre, plus douce, en l’occurrence celle de sauver une espèce en voie de disparition par son enfermement sous protection artificielle, méthodique. Sans titre (couple d’axolotls) (2012), montre un couple de la famille des Ambystomatidae, dans un aquarium entouré d’un paysage de terre, lui-même au centre d’une grande vitrine de style musée d’histoire naturelle. A l’ère de l’Anthropocène, Diorama constitue un bel échantillon de notre avenir sous cloche.

La grande salle d’exposition du FRAC forme un L et, après avoir bifurqué sur la droite et observé une œuvre Alzheimer (2019) — une plaque vaguement rectangulaire de granit brut rosâtre avec dans un des quatre coins, une chaîne — dont l’interprétation reste un mystère, vient le point d’orgue de LOOPS : Le Nu (2013). Cette vidéo conclut l’espace et l’ouvre sur une perspective en 3D relief, à l’échelle 1 du corps humain, ou presque, réalisée en 2013. Il faut chausser une paire de lunettes spéciale afin d’appréhender le nu féminin en train de tourner sur lui-même, dans un espace blanc où seul le matériel technique se distingue. Sans cette paire de lunettes qui finalement lisse l’image, il est possible d’éprouver le dispositif dans son essence même : fabriquer de la 3D dans un espace-temps.

Mathieu Mercier, Le Nu (2013) Photo : Mathieu Mercier © Adagp, Paris, 2019. Video 3D, 4 mn 30
© Adagp, Paris, 2019.

Le Nu (2013). Vidéo 3D, 4 mn 30

LOOPS, ou comment métamorphoser l’œuvre de Duchamp comme on adapte un roman au cinéma

Fin connaisseur du travail de Marcel Duchamp, lui-même grand amateur des questions ayant trait au virtuel, à l’autre dimension, aux relations entre science, expériences physiques et visuelles du sensible, Mathieu Mercier semble ici livrer une interprétation de l’œuvre célèbre de l’artiste natif de Rouen, Étant donnés : 1° la chute d’eau 2° le gaz d’éclairage… (1946–1966).

L’œuvre de Duchamp travaille l’ambiguïté du point de vue du regardeur, en position de voyeur, mais à distance, derrière l’œilleton d’une porte en bois massif. Dans LOOPS, Mathieu Mercier nous plonge dans Étant donnés. Comme si cette image-sculpture devenait sculpture habitable. À Caen, l’artiste place le regardeur dans la position d’un quidam dont la mission serait de ne plus se contenter de regarder par la fenêtre ce qui se trame, mais bien de vivre à l’intérieur de l’espace vu. Dans son adaptation duchampienne, Mathieu Mercier met en scène notre finitude présente et future (Diorama, Hypercube, Le Nu), tout en revisitant les questions de perception (Sans titre [Baie vitrée]).

Chez Mathieu Mercier, aucune ambiguïté quant à sa passion pour Duchamp. D’un côté, il le collectionne (2) ; de l’autre, il en explore conceptuellement, et par moment formellement, les axiomes ou ses lignes de fuite. Avec son parcours, son montage, ou son découpage — comme celui d’un film — l’exposition de Mathieu Mercier parle de l’explosion de l’espace-temps, cher à Albert Einstein. Il transforme cette forme moderne en trajectoire par la mise en place, dans l’espace du Frac, d’instantanés construits ou « de blocs de mouvements-durée », selon les mots de Gilles Deleuze. À l’artiste le mot de la fin : « Les agencements nécessitent toujours des gestes d’une grande importance, qui peuvent être artisanaux, parfois industriels ou culturels, et même bureaucratiques. Le réel convoqué est probablement dans la tension, pas seulement dans chacune des pièces mais entre elles, dans cette relation étrange où le regard scrute, hésite, voire se perd. »

Christophe Le Gac

(1) Étant donnés : 1° la chute d’eau 2° le gaz d’éclairage…, Marcel Duchamp, 1946-66, techniques mixtes, 153 x 111 x 300 cm. Collection Philadelphia Museum of Art.

(2) Dans une salle adjacente au centre de documentation du Frac Caen, Mathieu Mercier y installe le Faitout (2018), produite dans le cadre de l’exposition Monsieur Duchamp nous a dit que l’on pouvait jouer ici au musée des Arts et Métiers à Paris en 2018. Faitout est un meuble divisé en deux sections : dans la partie haute, une vitrine renferme des ready-mades ; en bas, des tiroirs contiennent toute une documentation utilisée par Marcel Duchamp.

EXPO MERCIER FRAC 6

Faitout (2018), installation réalisée en 2018 dans le cadre de l’exposition Monsieur Duchamp nous a dit que l’on pouvait jouer ici au musée des Arts et Métiers de la Ville de Paris.

Exposition Mathieu Mercier, LOOPS
Fonds régional d’art contemporain Normandie Caen
7 bis, rue Neuve Bourg l’Abbé, 14000 Caen
Plus d’informations sur le site du Frac.

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