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Qui veut la peau de la critique d’architecture ?

En juillet 2025, Mathias Rollot, architecte et docteur en architecture, maître de conférences à l’ENSA de Grenoble et contributeur occasionnel d’AA, est mis en examen pour diffamation publique à la suite d’une plainte de l’agence ChartierDalix. Dans une tribune collective intitulée « Ne laissons pas censurer la critique architecturale », de nombreuses voix alertent depuis sur la judiciarisation d’un désaccord intellectuel qui devrait relever du débat public.


La rédaction d'AA

Qui veut, au juste, la peau de la critique d’architecture ? Un article, une plainte, et derrière une affaire naissante, un malaise plus large : quelle place pour une parole critique qui, par construction, met en tension les promesses d’ambitieux projets d’architecture avec leurs conséquences matérielles, économiques et écologiques ?

Rappel des faits. Le 19 juin 2023, le média en ligne lundimatin publie un article de Mathias Rollot, intitulé « Architecture et greenwashing, ou comment biodiversifier le béton »1. Le texte, à charge contre le « verdissement » en architecture, cible particulièrement les pratiques de ChartierDalix, l’une des plus importantes agences d’architecture françaises, que l’auteur qualifie, ironiquement, d’« avant-garde du béton vert ».

Précisons que l’agence, fondée en 2008 par Frédéric Chartier et Pascale Dalix (rejoint·es depuis par deux associé·es, Sophie Deramond et Mickaël Hassani), défend de longue date son engagement pour l’intégration du vivant et de la biodiversité, envisageant l’architecture, comme mentionné sur son site web, comme « un système construit combinant l’accueil du vivant, la poésie, et le commun ». ChartierDalix a même développé un pôle de recherche sur les interactions entre le bâti et le milieu naturel, et a publié en 2019 un ouvrage manifeste, Accueillir le vivant : l’architecture comme écosystème (ParkBooks), qui décrit une démarche favorisant la réciprocité entre espèces humaines et non humaines.

Rôdé aux alternatives à l’architecture conventionnelle, Mathias Rollot est quant à lui l’auteur de nombreux travaux et ouvrages de référence inscrits dans le champ des humanités écologiques : théorie et pratiques du biorégionalisme, notions d’habitabilité, d’écologie décoloniale, d’éthique environnementale…2 Ainsi, dans son article, tout en appelant à la défense d’une « réelle architecture animaliste » – autrement dit, des milieux de vie concrets pour le non-humain, plutôt que des vues perspectives dont les façades seraient « [recouvertes] d’hôtels à insectes […] pour gagner le concours » –,  l’auteur dénonce une stratégie d’image de l’agence ChartierDalix en opposant ses « déclarations de bonnes intentions, mi-humanistes mi-écologiques » aux réalités carbonées d’un carnet de commandes XXL.

À la publication de l’article, ChartierDalix saisit un avocat, qui somme Mathias Rollot de supprimer l’article en l’accusant d’avoir cherché à nuire à l’agence. Appuyé par la rédaction de lundimatin, l’auteur consent à reprendre le texte : une erreur factuelle de date est corrigée, des passages imprécis clarifiés ou supprimés – sans toucher au propos de fond. On aurait pu croire que la poussière retomberait paisiblement ; or, deux ans plus tard, en juillet 2025, l’affaire quitte le huis clos : un nouveau courrier est adressé à Mathias Rollot, sous la forme, cette fois, d’une mise en examen pour délit de diffamation. Le 26 août, dans Le Monde, Isabelle Regnier rend l’information publique.

Qu’on ne s’y trompe pas : il ne s’agit pas de jouer le procès avant l’heure en déterminant ce qui est ou n’est pas « diffamation » – car la frontière de cette notion avec la critique et la polémique est complexe et ouverte à l’interprétation juridique. Mais ce qui est regrettable, ici, c’est qu’au lieu de recourir à son droit de réponse, disposition légale prévue à l’article 13 de la loi du 29 juillet 1881 sur la liberté de la presse et qui aurait permis à lundimatin de faire connaître la ligne de défense de ChartierDalix, l’agence ait choisi la voie juridique – laquelle, tristement commune aujourd’hui, conduit bien souvent à la silenciation ; Goliath face à l’escarmouche d’un David, armé de sa seule fronde critique.

Rôle et nécessité de la critique d’architecture

Contrairement au travail du·de la journaliste, qui vise l’objectivité, la critique est un exercice partial ; elle repose sur un jugement avisé, parfois empreint d’humeur, qui fait le sel de certains éditoriaux et tribunes (que les rédactions, rappelons-le, font le choix d’accueillir ou non dans leurs pages). Dans la presse et les médias, le rôle de ces critiques fondées et choisies est de bousculer les connaisseur·euses, d’examiner les faiblesses ou les oublis, de confronter le discours aux réalisations, à la lumière de cultures et de critères élargis.

Débat et polémique sont ainsi non seulement souhaitables, mais aussi, et peut-être surtout, les seules armes légales dont sont doté·es les membres d’une société contractuellement démocratique. Face à la multiplication des grands récits officiels, souvent écrits par des rhéteurs de la « fake news », nombreux·ses sont les penseur·euses qui nous enjoignent à cultiver une pensée « indocile », la seule capable de produire des « événements de vérité » contre des discours hégémoniques3 – parfois involontaires. Car, pour en revenir au texte de Mathias Rollot, il n’est pas rare de voir certain·es « prêtres·ses du vert », sous couvert de vertu écologique et de sobriété affichée, jouer de mauvaise foi au sens sartrien, comme le garçon de café qui, en mimant à l’excès son rôle, se convainc lui-même qu’il incarne une essence quand il n’est que posture.

Ainsi, à l’ère du greenwashing et du « storytelling », la critique architecturale n’est ni un caprice ni un luxe ; elle opère, simplement, sa mission première : révéler les contradictions qui émergent en même temps qu’avance le « progrès ». Le philosophe Jacques Rancière prône le dissensus : non un simple désaccord d’opinions, mais une reconfiguration conflictuelle du monde, un mode d’intervention qui bouleverse l’ordre établi et ouvre l’espace des possibles4. Sous cet angle, l’article de Mathias Rollot posait des questions qui méritaient d’être discutées publiquement : celles d’une innovation qui reconditionne parfois des savoir-faire vernaculaires sous un vernis high-tech ; de l’usage de moyens publics (crédit d’impôt recherche, subventions) pour la recherche – réservés, bien souvent, à celles et ceux qui disposent d’une capacité administrative conséquente ; de la logique d’échelles (des projets de grande ampleur peuvent-il composer avec une écologie locale sans externaliser les nuisances ?). La lecture de cet article aurait même pu mener à des réflexions suivies, en soulevant des paradoxes et espaces lacunaires auxquels s’attèlent, depuis longtemps, les chercheur·euses en architecture : entre récit et preuves, quels indicateurs accepter pour qualifier une architecture de « biodiversitaire » ? Pourrait-on défendre le bien-fondé de l’architecture green, en arguant, pourquoi pas, que mieux vaut « verdir à profit » que ne pas verdir du tout ? Tant de débats manqués !

Pour un dissensus civil, hors des prétoires

À celles et ceux qui critiquent la critique, Bernard Huet répondait déjà, en 1976, qu’il valait mieux chercher à condamner la passivité architecturale : voyant se déployer « un « impérialisme » culturel d’autant mieux implanté qu’il ne trouve aucune résistance d’un milieu architectural exsangue »5, il décrivait « la grande nuit américaine » d’une profession, fascinée par le « management » et les « computers », « ne survivant plus que comme truquage du réel »6. La formule n’a, hélas, rien perdu de son tranchant.

Chez AA, la critique que nous défendons s’inscrit dans une histoire. André Bloc, en 1930, définissait ainsi le programme de la revue : « Nous avons voulu assurer à l’architecture moderne la publicité qui lui est indispensable. […] Notre programme est simple : lutter contre toutes les routines, contre les règlements défectueux, contre les matériaux néfastes, contre la vague de laideur. »7 Bernard Huet, en 1974, réajustait le discours : « Il ne s’agit plus de lutter pour la défense d’une forme d’architecture moderne nostalgique de ses origines, mais de tirer les conséquences de l’échec des avant-gardes et de savoir si l’on peut poser en termes clairs les conditions d’une pratique architecturale contemporaine. Nous voulons faire de L’Architecture d’Aujourd’hui une tribune et le lieu d’un débat vigoureux… Informer réellement nos lecteurs… critiquer activement les œuvres et les idées… découvrir et stimuler de jeunes architectes. »8 Un éditorial que son auteur avait fait précéder d’un épigraphe de Baudelaire : « Pour être juste, c’est-à-dire, pour avoir sa raison d’être, la critique doit être partiale, passionnée, politique, c’est-à-dire faite à un point de vue exclusif, mais au point de vue qui ouvre le plus d’horizons… »9

Aujourd’hui, pour notre rédaction, cette double filiation – le combat contre la paresse et la lucidité sur le système de production – fixe une ligne claire, que nous réactualisons ainsi : aux mirages d’une architecture de production et d’image, nous voulons confronter des preuves et des faits. À l’ère de l’homogénéisation, nous voulons prendre le recul que nous permet l’histoire et l’ouverture internationale de notre revue pour écouter des réponses situées, d’ici et d’ailleurs. Contre les politiques qui voudraient placer l’architecture à la lisière de la société et non en son sein, contre les affres du système-monde, nous voulons mettre en conversation celles et ceux, lilliputien·nes ou géant·es, qui composent cette société – architectes, usager·ères, maître·sses d’ouvrage, chercheur·euses, écologues, juristes, économistes, historien·nes, artistes, artisan·es, sociologues, etc. Loin des monologues, nous voulons planter l’arène du contradictoire. Enfin, en rejetant l’édulcoration, nous voulons protéger la sincérité ; la pensée critique ne se négocie pas au guichet de la communication.

En ce qui concerne la critique architecturale, nous nous positionnons pour un dissensus civilisé. Si des erreurs factuelles sont commises, qu’elles soient rectifiées. Si un point de vue heurte, qu’on lui en oppose un autre. La judiciarisation intimide. Revenons au droit de réponse, aux dossiers contradictoires, aux arguments publics. Défendons la possibilité d’une parole exigeante, parfois mordante, toujours responsable. Car, sans critique, l’architecture se confond avec sa publicité ; avec elle, elle affronte ses contradictions – un exercice nécessaire pour dévier de trajectoires sociales et politiques redoutables.


Notes

1. Ce lien renvoie vers une version de l’article éditée en juillet 2023.

2. Lire, entre autres, Critique de l’habitabilité (Libre & Solidaire, 2017), Les Territoires du vivant. Un manifeste biorégionaliste (Wildproject, 2018), Qu’est-ce qu’une biorégion (avec Marin Schaffner, Wildproject, 2021), Décoloniser l’architecture (Le Passager clandestin, 2024), ou encore la tribune « Onze pistes vers une métamorphose décoloniale de l’architecture », publiée sur notre média en ligne.

3. Alain Badiou, L’Être et l’événement, Seuil, 1988

4. Jacques Rancière, La Mésentente, Galilée, 1995

5. Huet dénonçait dans son éditorial l’hégémonie de l’architecture américaine sur la production française, « conjonction d’un mode d’expression architectural moderne, fonctionnel et efficace, avec le développement économique et technique du capitalisme le plus avancé », qualifiant « les tours de la Défense », « l’aéroport Charles-de-Gaulle » ou le « « campus » de Tolbiac » de reproductions « parfois habiles, mais le plus souvent caricaturales », d’un « même reflet d’outre-Atlantique ».

6. L’Architecture d’Aujourd’hui n° 186, août-septembre 1976

7. L’Architecture d’Aujourd’hui n° 1, novembre 1930

8. L’Architecture d’Aujourd’hui n° 174, juillet-août 1974

9. Charles Baudelaire, Salon de 1846, Michel Lévy Frères, 1846

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