Prix AMO 2025, château de Beaucastel par Studio Méditerranée et Studio Mumbai pour la famille Perrin
Le lundi 3 novembre 2025 se tenait la cérémonie de remise du Prix AMO 2025. Cette année, le Grand Prix n’a pas été choisi parmi les projets lauréats de chaque catégorie du Prix AMO mais parmi les 19 projets présentés devant le jury présidé par l’architecte Philippe Madec (associer). Projet « sublime », selon ce même jury, le domaine viticole du château de Beaucastel porté par la famille Perrin et conçu par Studio Méditerranée et Studio Mumbai, prouve qu’une maîtrise d’ouvrage privée peut elle aussi contribuer au commun. Car les concepteurs de Beaucastel n’ont pas seulement produit un domaine viticole : ils ont formulé une éthique ; un manifeste du temps long, de la matérialité retrouvée, de la responsabilité sans ostentation ; un rapport renouvelé à la terre, au climat, à la communauté du travail. Clémentine Roland, co-rédactrice en chef de AA, présente le projet dans la publication dédiée au Prix AMO 2025.
Clémentine Roland, co-rédactrice en chef de AA

Sous le soleil cru de Courthézon, le château de Beaucastel s’ancre dans la terre rouge et les galets roulés qui font la singularité de son terroir. Dans ce lieu où architecture et paysage parlent le langage du vin, Studio Méditerranée (Louis-Antoine Grégo) et Studio Mumbai (Bijoy Jain) ne se sont pas contentés d’une restauration : ils ont réinventé un rapport entre l’humain, la matière et le temps. Lauréat du Prix AMO, le projet d’extension et de rénovation du domaine viticole de la famille Perrin incarne toutes les ambitions de l’association Architectes et maîtres d’ouvrage : l’aboutissement commun d’une œuvre totale, enracinée dans son sol autant que dans son époque. « Sublime », diront, à l’unanimité, les membres du jury, qui saluent un projet capable de réconcilier ce que l’on a trop longtemps séparé : le travail agricole et la beauté, la technique et la mémoire, la pro-duction et la poésie.
Depuis 1909, les Perrin cultivent cent hectares de vignes à Châteauneuf-du-Pape. Cinq générations de vigneron·nes pion-nier·ères du bio et de la biodynamie dans le Vaucluse ont œuvré à y façonner un vin d’exception. Mais à la mort de leur grand-mère, gardienne du domaine pendant huit décennies, les cousin·es de la cinquième génération veulent entreprendre une impor-tante transformation du lieu. « Du vivant de ma grand-mère, nous n’avions quasiment pas rénové Beaucastel en dehors des caves historiques, précise Charles Perrin. À son décès, malgré notre tristesse, nous voulions imaginer les cinquante prochaines années – et cela supposait davantage qu’un “coup de blanc”. Il fallait être révolutionnaire, comme nos grands-parents l’avaient été dans les années 1950. » L’ambition des Perrin était triple : res-tructurer le domaine pour offrir plus de confort de travail aux équipes, respecter l’esprit biodynamique et développer des espaces naturellement tempérés dans une logique écologique et économique. Un concours d’architecture est alors lancé. Des quelque 360 dossiers reçus, la proposition de Studio Mumbai et Studio Méditerranée retient l’attention de la famille Perrin. « Bijoy, Louis-Antoine et leurs équipes ont présenté leur projet avec humilité. Arrivés deux jours avant le concours, ils nous ont parlé de terroir, de territoires, de culture… Ils nous ont surtout dit que notre grand-mère avait raison : il ne fallait rien changer, mais s’adapter. »
C’est à Tokyo, en 2011, que les chemins de Louis-Antoine Grégo et de Bijoy Jain se croisent pour la première fois. Le premier, alors employé chez SANAA, travaille sur le Louvre-Lens. « J’ai demandé à Bijoy des conseils pour un voyage en Inde… où j’ai fini par m’installer, travaillant à ses côtés pendant près de quatre ans, se souvient Louis-Antoine Grégo. Je me souviens avoir été charmé par une idée du temps très différente, quand, en pleine jungle, nous moulions et cuisinions nos propres briques, testant des centaines de couleurs et de maquettes. J’avais le sentiment que tout était possible, que nous n’avions qu’à construire nous-mêmes ce que plus personne ne voulait faire. » À Beaucastel, la complicité des architectes ressurgit comme une évidence ; le projet se fera dans l’écoute, la lenteur et la présence. « J’ai toujours considéré que le choix de notre équipe était une sorte d’hommage des Perrin au risque pris par leur grands-parents, qui refusèrent la chimie dévastatrice au sortir des années 1950. C’était une sorte d’acte de foi, dans le sens où Charles ne nous a pas donné un blanc-seing au service d’un geste ou d’une vision architecturale surannée ; plutôt, en questionnant l’ensemble de nos choix de manière constructive, il nous a plutôt fait sentir que notre méthode peu académique, qui reposait plutôt sur l’idée de ne pas trop en faire, était progressivement comprise par la famille. »
Avant de dessiner, les architectes campent sur place. Ils observent la vendange, les gestes, les silences. Ils comprennent que Beaucastel n’est pas seulement un chai, mais une manière d’habiter le monde. Le chantier durera sept ans. Des 5 500 m² existants, 2 000 sont déconstruits ; 5 000 m² de bâtiment sont reconstruits exclusivement à partir des éléments du site : car à Beaucastel, on bâtit avec la terre qui porte le vin. Le sol, composé de 20 cen-timètres de galets roulés puis d’une couche d’argile rouge de 80 centimètres, est excavé sur quelque 24 000 m³, puis trié et tamisé. L’argile devient pisé, les galets nourrissent un béton de site, sec et granuleux. Les enduits de terre et de chaux sont iso-lés par du lin, les peintures, réalisées à base d’argile. 90 % des matériaux du site sont réemployés, donnés ou vendus. Tout le reste est sourcé à moins de 30 kilomètres du site : pierre du Mont Ventoux, parefeuilles du Gard, bois et métaux… Mais l’innovation la plus poétique réside peut-être dans le système de ventilation naturelle, inspiré des badgirs persans. Dans cette région où le Mistral règne en maître, les tours à vent captent l’air du nord, le font passer sous terre, au-dessus d’une citerne d’eau maintenue à 14°C, avant de le redistribuer dans les caves à travers des plan-chers rafraîchissants. Véritables poumons du bâtiment, ces tours servent aussi de contreforts pour les murs en pisé. L’économie, elle aussi, est affaire de mesure. Le budget, fixé à 2 100 dollars par mètre carré, a tenu bon, preuve que l’on peut bâtir avec exigence sans céder à la démesure. Le chantier, mené en site occupé, n’a jamais interrompu le travail des cinquante collaborateurs du domaine. Si Bijoy Jain visite le chantier tous les trois mois, il échange sans relâche avec Louis-Antoine Grégo. Car ce dernier, séduit par la région, s’est installé en Avignon pour mieux suivre le chantier. Quant aux Perrin, ils ne manquent aucune réunion de chantier. De cette proximité est née une manière rare de concevoir une architecture du commun, patiem-ment tissée entre architectes et maîtres d’ouvrage, prolongée au fil de voyages partagés – en Inde, en Bourgogne, en Corse ou en Provence. Partout, la même idée : comprendre avant de construire. Beaucastel campe ainsi les lignes d’un manifeste discret pour un nouvel humanisme constructif ; on y bâtit avec ce que l’on a, et non contre ce qui est.







