Tribunes

Le génie de Gaudí, bientôt sanctifié ?

Le 14 avril dernier, le pape François a approuvé un décret ouvrant la voie à une éventuelle béatification d’Antoni Gaudí, marquant ainsi une nouvelle avancée dans un processus engagé à Rome en 2003. Cette démarche pourrait conduire à la canonisation du célèbre architecte catalan.

Dans un article initialement publié en avril 2025 sur le site The Conversation, Javi Buron Garcia, architecte et professeur à l’université de Limerick en Irlande, revient sur l’héritage exceptionnel de Gaudí, notamment à travers la Sagrada Família, inscrite au patrimoine mondial de l’Unesco depuis 2005. AA propose une traduction de cet article.


Javi Buron Garcia

Dans l’une des dernières annonces ayant précédé son décès, le pape François a accordé à l’architecte catalan Antoni Gaudí le titre de « vénérable », en raison de son dévouement à la conception et à la construction de l’église Sagrada Família à Barcelone. Cette reconnaissance est la deuxième des quatre étapes vers la sainteté, un processus entamé il y a plus de trois décennies par une association laïque fondée à Barcelone en 1992 et dirigée par des architectes locaux. Si tel est le cas, Gaudí serait le premier architecte laïque de l’histoire à être déclaré saint.

La Sagrada Família a été conçue à l’origine par José María Bocabella, imprimeur et vendeur de livres religieux, qui avait acheté le site et fondé une association pour promouvoir sa construction. Celle-ci a débuté en 1882, mais un an plus tard, l’architecte Francisco de Paula del Villar y Lozano a démissionné en raison de divergences créatives avec le conseiller en architecture de l’association, Joan Martorell.

Le projet originel de la Sagrada Familia tel qu’il a été conçu par Francisco de Paula del Villar y Lozano.
© Musée de la Sagrada Família

Après avoir lui-même refusé le poste, Martorell recommanda avec ferveur son protégé, Antoni Gaudí. Ce jeune architecte de 31 ans a donc pris le relais et a entièrement redessiné le projet néogothique de Villar, le transformant en ce que l’historien américain de l’architecture Henry-Russell Hitchcock a décrit comme « le plus grand monument ecclésiastique de ces cent dernières années ».

La Sagrada Família par Baldomero Gili Roig, 1905
Portrait de Gaudí paru à sa mort dans le journal espagnol El Liberal, 1926
© Wikimedia Creative Commons

 

Dès sa nomination, Gaudí travaille de manière intensive sur le projet. En 1915, après l’arrêt de la construction de son autre grand projet, la Crypte de la Colonie Güell, il se consacre entièrement à la Sagrada Família. Avant de mourir subitement en 1926, renversé par un tramway à seulement quelques rues de l’église.

Quoi qu’il en soit, Gaudí savait pertinemment qu’il ne verrait jamais l’achèvement de la construction. Uniquement financée par des dons, la progression de sa construction a souvent été ralentie par le manque de fonds.

Plus grande église catholique inachevée au monde, la Sagrada Família est devenue une pièce vivante de l’histoire de l’architecture, où s’illustrent les méthodes de conception, les matériaux et les outils des XIXe, XXe et XXIe siècles.

 

Des techniques visionnaires

Bien que Gaudí ait été un excellent dessinateur, ses méthodes de conception reposaient rarement sur des plans détaillés. Il misait plutôt sur d’étroites relations de travail avec les constructeurs et les artisans. Il privilégiait les maquettes et mettait au point toutes sortes de procédés pour développer ses projets et les communiquer aux autres.

L’un des plus célèbres est sans doute ses modèles de courbes caténaires renversées (ou maquettes polyfuniculaires), qu’il utilisait pour former la structure de certains de ses bâtiments. Il traçait le plan de la Sagrada Família sur une planche de bois à un dixième de l’échelle et la plaçait au plafond. Ensuite, il nouait des cordes à partir des points du plan où se trouvaient les colonnes. Puis, il suspendait de petits sachets remplis de plomb afin de représenter le poids que les arcs devraient supporter. Enfin, Gaudí a soigneusement mesuré et photographié la maquette obtenue sous tous les angles, avant de retourner les photos pour que les cordes suspendues en pure tension représentent les arcs de pierre et de béton en pure compression.

L’expertise requise pour construire ces maquettes était remarquable. En 1986, elle a été décrite dans les moindres détails par le professeur d’architecture Jos Tomlow à l’Institut des structures légères (Stuttgart, Allemagne), sous la supervision de l’architecte et ingénieur structures de renom Frei Otto. Tous deux ont également analysé la maquette suspendue d’une autre église inachevée de Gaudí, la Colònia Güell, qu’il a mis près de dix ans à achever. L’équipe de recherche a réalisé une réplique à l’échelle du projet, qui a permis de comprendre les méthodes de conception empiriques de Gaudí et de relancer l’intérêt pour ce chef-d’œuvre inachevé.

Maquette polyfuniculaire pour la crypte Colònia Güell au Musée de la Sagrada Família, Barcelone
© Wikimedia Creative Commons

L’achèvement de la Sagrada Família

À la fin des années 1980, la construction de la Sagrada Família était dans une impasse. Les architectes qui poursuivaient les travaux, désormais nonagénaires, avaient achevé une grande partie du travail entrepris par Gaudí. Mais ils ne disposaient d’aucun autre modèle ou plan pour guider leur travail : une grande partie des maquettes, dessins et photographies d’origine ayant été détruits pendant la guerre civile de 1936.

Heureusement, une jeune génération d’architectes a pu analyser la conception existante et l’étendre à l’aide d’outils de conception paramétrique innovants, comblant ainsi les manques. Avec la conception paramétrique, au lieu de simplement reproduire les géométries existantes de Gaudí, un nombre infini de nouvelles variations ont pu être générées à partir de variables prédéfinies. Au cours des années 1990, la même équipe a eu recours aux nouvelles technologies de construction numérique, telles que l’impression 3D et la sculpture sur pierre robotisée. Ces technologies ont permis de poursuivre la construction de ces formes singulières conçues par Gaudí, et ce, dans le cadre d’un budget et d’un calendrier raisonnables.

Après plusieurs décennies de longs retards, ce lieu de culte a connu une augmentation substantielle de sa fréquentation, relançant ainsi les efforts de construction. Les derniers plans prévoient l’achèvement de la Sagrada Família en 2033, ce qui en fera le plus haut édifice religieux du monde. Soit sept ans seulement après le 100e anniversaire de la mort de Gaudí, et probablement juste au moment de sa canonisation. 

Vue de Barcelone par Boris Hadjur (@keepxploring)
© Unsplash

À ce propos, (re)découvrez le numéro 442 de L'Architecture d’Aujourd’hui, intitulé « Lieux de culte », toujours disponible sur notre boutique en ligne.

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