« Je fais des bâtiments qui sont en attente d’une société meilleure », Henri Ciriani (1936–2025)
L’architecte Henri Ciriani s’est éteint le 3 octobre 2025 à l’âge de 89 ans. Il laisse derrière lui un héritage bâti et un enseignement qui a marqué une génération d’architectes.

Né en 1936 à Lima et diplômé de la Universidad Nacional de Ingenieria (1955-1960), de la Faculté d’Architecture (1960) et de l’Institut national d’urbanisme (1961) de la capitale, Henri Ciriani commence sa carrière dès 1960 dans les ateliers publics d’État créés par le ministère des Travaux publics du Pérou. En parallèle, il fonde sa première agence avec les architectes Jacques Crousse et Jorge Páez, et réalise des villas à Ventanilla, Matute, Rimac et San Felipe.
En 1964, il quitte le Pérou pour s’installer en France. À Paris, il travaille durant quatre ans pour l’architecte André Gomis avant de rejoindre l’Atelier d’urbanisme et d’architecture de Bagnolet (AUA). Il y rencontre Michel Courajoud, avec qui il s’associe notamment sur le projet de paysage urbain du premier quartier de l’Arlequin à Grenoble (1968-1974). En 1975, Henri Ciriani fonde sa propre agence ; il quitte l’AUA au début des années 1980 pour s’y consacrer. Grand architecte de l’habitat, il réalisera une multitude de projets de logements en région parisienne, mais s’illustrera également pour ses équipements publics, tels que les crèches de la rue Jean-Mermoz à Saint-Denis (1983), l’Historial de la Grande Guerre à Péronne (1992), ou encore la fameuse cuisine centrale de l’hôpital Saint-Antoine à Paris (1985). À propos de cette dernière, il confiait à AA, qui l’interrogeait sur la figure de Le Corbusier : « Si j’ai pu faire une cuisine-prototype pour l’hôpital Saint-Antoine, c’est peut-être parce que [Le Corbusier] n’en avait jamais dessinée ». En 1983, son travail lui vaut d’être nommé Grand Prix national de l’architecture, succédant à Claude Vasconi (1982), à l’Atelier de Montrouge (1981) et à Paul Chemetov (1980).

Henri Ciriani était reconnu pour ses dessins minutieux et son graphisme incisif et efficace. Ci-dessus : AA n° 156, juin 1971 et AA n° 282, septembre 1995
Architecte et urbaniste, Henri Ciriani était également reconnu pour avoir fondé en 1972 le groupe UNO de l’École nationale supérieure d’architecture de Paris-Belleville (anciennement UP8), aux côtés d’Edith Girard, Jean-Pierre Fortin et Claude Vié, un studio en cinq ans qui perdurera jusqu’au départ à la retraite de sa figure de proue en 2002. Le groupe UNO défendait une pédagogie expérimentale et progressiste, à l’époque, centrée autour de la notion de projet, essentielle dans l’enseignement de l’architecture aux yeux de Ciriani, et proposait un cursus en cinq ans qui participa à bâtir la réputation de l’Ensa Paris-Belleville.
En 1987, François Chaslin, rédacteur en chef de L’Architecture d’Aujourd’hui, disparu cet été, l’interrogeait dans les pages de la revue : « Est-ce que vous ne feignez pas d’être optimiste, comme d’autres feignent d’être modernes ? » Et Ciriani de répondre :
J’aimerais pouvoir le feindre. Mais non. L’optimisme, soit il vous est apporté par une époque qui le porte en elle, soit vous avez en vous-même. Dans mon cas personnel, ce n’est pas l’époque qui me la donné ; plutôt la psychanalyse. Lorsque j’ai découvert qu’on était deux et pas un seul, c’est-à-dire qu’on vivait avec son inconscient, je me suis dit qu’alors on pouvait dialoguer. Je me suis donc mis d’accord avec mon inconscient et, au bout d’un certain temps, me suis aperçu que je me plaisais beaucoup dans cet optimisme-là et qu’il ne valait absolument pas la peine que je laisse prise au défaitisme.
Pour ce qui est de l’architecture proprement dite, je reprendrais la phrase célèbre : elle existe parce que je l’ai rencontrée. À partir de là, que l’univers entier s’en moque et ne veuille pas d’architecture, comme c’est le cas aujourd’hui, ne m’arrêtera pas pour autant. Car je suis sûr qu’elle est une valeur, que la société en a besoin. Ce qu’il y a, c’est que ce n’est pas une valeur qui naisse de la guerre, des conflits ou de la crise. C’est une valeur de paix qui s’épanouira lorsque la société aura, au niveau politique, trouvé le moyen de vivre normalement en paix.
Et qui donc se plaît peu dans cette période où chaque quart d’heure invente sa nouvelle crise, comme pour ne pas se poser la question de savoir ce que l’on pourrait bien faire si on était en paix. Une société pacifiée s’appuierait fortement sur l’architecture et, à ce moment-là, les banalités de la mode ne serviraient plus à rien : elles ne sont qu’un indice de la crise. Finalement, je fais des bâtiments qui sont en attente d’une société meilleure. Attitude moderne, un peu désabusée, mais qui permet d’être positif, même dans un monde pessimiste.
Henri Ciriani, L’Architecture d’Aujourd’hui n°252, septembre 1987


