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De la bouche des enfants

Pour son numéro d’été, AA interroge la notion d’enfance en regard, notamment, de l’adultisme, ce rapport de pouvoir exercé par les adultes sur les enfants. Comment la création peut-elle aider à dépasser cette domination ? À travers des dessins, des témoignages et des initiatives d’urbanisme ou d’éducation, ce numéro explore comment nos sociétés collaborent pour non seulement inclure les enfants mais font aussi l’effort de s’accroupir, pour mieux écouter – et devenir de meilleur·es adultes.


Clémentine Roland, Anastasia de Villepin

« Prenez un moment pour imaginer que vous possédez une très petite taille par rapport à la moyenne des adultes, et que chaque objet – chaque poignée de porte, chaque chaise – requiert de vous des efforts immenses d’utilisation. Vous tendez le bras, vous vous hissez sur la pointe des pieds, mais il demeure impossible d’appuyer sur la poignée. Il vous faudrait alors sans cesse demander de l’aide, déléguer les choses les plus simples aux êtres qui vous entourent et qui seraient, elleux, dans la norme. Conférer de l’autonomie aux sujets, c’est aussi envisager de manière critique les effets douloureux et limitants des normes matérielles et sociales. » Cette pensée du philosophe Tal Piterbraut-Merx pourrait à elle seule résumer le propos de notre dossier. Car parler de hauteur d’enfant ou de hauteur d’adulte raconte bien une histoire de postures : celle de l’enfant, obéissante, circonscrite ; et celle de l’adulte, hégémonique.

Penser l’adultisme (« le rapport de pouvoir qui s’exerce de la part des adultes envers les enfants et les adolescent·es », selon la sociologue québécoise Gabrielle Richard 1  (lire notre éditorial), ce n’est donc pas adhérer béatement aux principes d’« éducation positive » ; c’est plutôt dénoncer l’invisibilisation ou la stigmatisation des enfants dans nos sociétés, et inviter à reconnaître les vulnérabilités structurelles inhérentes à leur condition. Si la Convention internationale des droits de l’enfant, ratifiée en 1989 par la quasi-totalité des pays du monde, prévoit les mêmes droits et libertés fondamentales pour les mineurs et les adultes, les premiers sont cependant bien souvent privés d’exercer ces droits ou de jouir de ces libertés. Or, cela n’a rien d’une utopie : en Suède, le droit de l’enfant à donner son avis et l’obligation pour les adultes de prendre cet avis au sérieux, inscrits dans l’article 12 de cette même convention, a valeur de loi dans le pays depuis 2020.


À lire en intégralité : l’éditorial du numéro « Enfances politiques »


Parler d’enfances politiques est aussi une occasion de prêter l’oreille à celles et ceux qui, dans leur marginalisation, souffrent d’être «pires» que des enfants : des enfants racisé·es, issu·es de milieux défavorisés, descendant·es de peuples autochtones, ou encore des enfants invalides, d’autres souffrant de dysphorie de genre – voire, tout bonnement, des filles 2. Gabrielle Richard le rappelle : « L’innocence est une denrée qui n’est pas distribuée équitablement entre tous les enfants. »

Ce sujet nous a permis d’envisager les contours d’une société qui considérerait la « hauteur d’enfants » non pas comme une lubie de designer, mais comme une porte ouverte sur la possibilité de repenser le statut politique des enfants dans notre société occidentale 3. Il ne s’agit pas seulement d’imaginer ce que nous, adultes, pouvons aimer en tant qu’enfant ; il s’agit de s’accroupir, de baisser la garde, d’accepter ce qui nous semble peu digne d’intérêt pour, enfin, écouter. Les dessins d’enfants présentés dans les pages suivantes sont, à ce titre, bien moins anecdotiques qu’il n’y paraît : en marge des « gribouillis », les légendes rendent compte des rudiments d’une pensée politique, qui traite de la maladie, de l’altérité, d’une conscience de son espace.S’accroupir, pour mieux se redresser : c’est ce que nous avons essayé de faire dans ce dossier. D’abord en laissant s’exprimer la pensée intime des jeunes (voir : leurs dessins donc, page 100 ; leur intimité, page 68 ; leurs engagements, page 46 ; leurs jeux, page 84 ; leurs histoires, page 50). Puis en montrant la portée des travaux de concepteur·ices qui inscrivent réellement les besoins et la subjectivation des enfants dans leurs projets, à l’échelle de la ville (pages 54 et 96) comme à celle de l’école (pages 76 et 118). N’oublions pas que nous avons été à leur place ; surtout, ne les privons pas du peu d’agentivité que la société leur concède en nous targuant de « mieux savoir ».

1. Gabrielle Richard, Protéger nos enfants. Queerness et adultisme, Les éditions du remue-ménage, 2024
2. Arthur Vuattoux, Adolescences sous contrôle. Genre, race, classe et âge au tribunal pour enfants, Presses de Sciences Po, 2022
3. Laelia Benoît, Infantisme, Seuil, 2023


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