Design

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Première et unique ville française membre du réseau des villes créatives Unesco de design depuis 2010, cité hôte de la Galerie nationale du design actée aux Assises du design de 2019 et dont l’inauguration est prévue pour juin 2026, Saint-Étienne mise depuis de nombreuses années sur la création et le design industriel – on raconte même, dans les galeries d’un grand musée stéphanois, que le design français serait né à Saint-Étienne. Ce n’est, en tous cas, pas la 13e édition de la Biennale internationale du design de Saint-Étienne, qui vient d’ouvrir ses portes et ce jusqu’au 6 juillet 2025, qui viendra défaire cette réputation. Visite guidée.


Guillaume Ackel

 

Économies budgétaires ou frugalité volontaire, l’heure n’est plus à la débauche d’installations gigantesques et de scénographies dispendieuses ; la proposition curatoriale de cette édition est plus modeste, mais pas moins pertinente.

Dialogue inter-générationnel/national

Une partie des halles de l’ancienne Manufacture d’armes de Saint-Étienne étant fermée pour les travaux de la Galerie nationale du design, c’est à la Platine, sorte de grand hangar vêtu de verre et de métal conçu par les architectes allemands Finn Geipel et Giulia Andi (LIN) et livré en 2009, que se concentre la première partie de cette biennale. On y parcourt une succession d’expositions qui donnent – peut-être timidement – le ton.

Pour se mettre en jambe, il est conseillé de commencer par l’exposition imaginée par le designer Nestor Perkal dans laquelle il propose de (re)découvrir l’œuvre d’un de ses pairs, méconnu du grand public : Raymond Guidot. Il s’agit tout simplement d’un accès exceptionnel à ses archives personnelles. Ingénieur, artiste, designer, enseignant et historien du design, la carrière de Guidot débute au côté de Roger Tallon avec qui il pratiqua le design industriel avant de se consacrer, plus tard, à son étude critique ainsi qu’à son enseignement.

Une salle voisine propose quant à elle un voyage en Arménie, à la rencontre de dix-neuf créateurs·ices réuni·es par l’entremise des trois commissaires – l’historienne de l’art Nairi Khatchadourian et les designers Jean-François Dingjian et Eloi Chafaï (Normal Studio). Retenons les tapisseries de Khoren Matevosian qui reproduisent, par le tissage, le graphisme pixelisé des premiers jeux vidéo.

vue de l'exposition En relief, créer en Arménie
© Pierre Grasset

Enfin, il serait incorrect de quitter la Platine sans aller découvrir le travail des étudiant·es de l’École supérieure d’art et de design de Saint-Étienne. En effet, son directeur, Éric Jourdan, a voulu pour la 13e édition de la biennale stéphanoise renouer avec un vieux rituel pédagogique, celui d’organiser en amont de l’événement plusieurs workshops dont les restitutions font l’objet d’une exposition spéciale. Éric Jourdan présente ainsi, dans une exposition intitulée Le droit de rêver, le meilleur de 16 workshops initiés à la fin de l’année 2024. Parmi ces ateliers de projet, celui conduit par les designers Emmanuel Louisgrand et Tejo Remy qui, à travers l’utilisation du plâtre et de la paille, invitait les étudiant·es à penser avec la main, à s’affranchir du dessin pour directement modeler des objets avec des matériaux simples. Des étudiant·es ont ainsi imaginé un fauteuil fait d’un ballot de paille, serti de plâtre pour le maintien structurel et tapissé sur l’assise pour le confort, sorte de Sacco rustique (ce célèbre fauteuil dit « anatomique », fait d’un sac en tissu rempli de billes de polystyrène, conçu par les designers italiens Piero Gatti, Cesare Paolini et Franco Teodoro en 1968 pour Zanotta). Autre atelier, celui proposé par le studio BL119 (Grégory Blain et Hervé Dixneuf) qui mettait à l’honneur le savoir-faire des Shakers, une communauté religieuse d’obédience protestante fondée au XVIIe siècle. Sa production artisanale, empreinte d’humilité et de simplicité, et ses techniques d’assemblage et d’ébénisterie, économes tant en ressources qu’en énergie, ont inspiré les étudiant·es pour la réalisation d’une collection de mobilier.

fauteuil en paille et plâtre et collection de mobilier Shakers
© Sandrine Binoux

Présager demain

Une fois la curiosité éveillée par ces premières expositions intéressantes mais peut-être trop sages, il faut quitter la Platine et s’aérer l’esprit quelques instants le temps de se rendre aux Halles Barrouin où est présentée la peut-être plus importante exposition de cette biennale.

Ressource(s), présager demain réunit les réponses de 10 co-commissaires – architectes, designers, artistes –, à la question posée par Laurence Salmon, commissaire générale et directrice du pôle Développement culturel et artistique de la Cité du design : comment les designer·euses doivent-ielles repenser leur pratique et quelles ressources peuvent-ielles mobiliser quand s’imposent des limites planétaires et émergent de nouveaux besoins ? De l’IA aux savoir-faire ancestraux, du déjà-là aux autres formes de vivant, cette exposition chorale apparaît comme un inventaire des recherches et solutions proposées par les plus éminent·es créateur·ices de France, d’Europe et au-delà. Quatre installations ont retenu notre attention.

La première, En mode hybride, conçue par le designer Laurent Massaloux, est une ode à la mécanique et au bricolage. Les objets sélectionnés par le co-commissaire ont en commun l’intelligence des associations et des assemblages, ils mêlent high et low tech et révèlent toute l’ingéniosité de leurs conception en se délestant de ce qui n’est qu’accessoire. S’il fallait ne citer que deux exemples : le poêle à bois Pierre conçu par Guillaume Gindrat qui se résume à une boîte métallique pour la combustion, ensevelie sous un tas de pierres qui emmagasinent la chaleur avant de la restituer ; également, une tour circulaire faites de bûches en sciure de bois compressée – trouver la ressource dans le déchet –, dont la forme optimise la combustion pour un meilleur rendement énergétique (Faire feu de tout bois, Camille Sardet).

poêle à bois de Guillaume Gindrat et buches de Camille Sardet
© Guillaume Gindrat (à gauche) © Véronique Huyghe (à droite)

Autre installation, celle du duo natacha.sacha, qui donne à voir, par la déconstruction, l’intelligence cachée d’une sélection d’objets. Si la maintenance est un sujet sur lequel se penchent nombre d’architectes, la réparabilité en est un qui fait l’objet de toutes les attentions de nombreux·ses designer·euses industriel·les contemporains. Natacha Poutoux et Sacha Hourcade ont ainsi patiemment déconstruit et mis en scène une vingtaine d’objets – produits déjà commercialisés ou simples prototypes –, qui tous refusent le jetable au profit du réparable. On y découvre par exemple la chaussure Roku conçue et distribuée par Camper depuis 2023 ; la semelle, le chausson, les lacets, chaque élément peut-être démonté et remplacé par une pièce neuve vendue par le chausseur. Est également présentée la valise cabine conçue par Bernard Ehret pour Dot-Drops en 2021 ; des surfaces pensées pour optimiser la résistance mécanique sans alourdir l’objet, l’absence de doublure textile pour des assemblages visibles, une seule sorte de vis pour assembler le tout et, au besoin, démonter et remplacer un élément défectueux. On admire à chaque fois une simplicité qui semble relever de l’évidence mais qui cache en réalité un important travail de conception industrielle.

vue des Halles Barrouin
© Pierre Grasset

La question de la ressource énergétique et celle du dérèglement climatique sont également étudiées dans cette grande exposition. L’architecte Philippe Rahm s’est emparé du sujet (à Saint-Étienne comme à Versailles) et propose une révision des préceptes de l’architecture moderne qui, à grand renfort d’énergies fossiles pour chauffer, ventiler, éclairer, ont fait disparaître tous les éléments de décoration qui jouaient ce rôle pratique dans les intérieurs occidentaux jusqu’au début du XXe siècle. L’architecte invite le visiteur à reconsidérer « les valeurs de convection, de conduction, d’effusivité ou d’émissivité thermiques […] de « l’emmobilier » – cette couche décorative des pièces, entre l’immobilier et le mobilier, traditionnellement composée de tapisseries, de boiserie, de rideaux et autres tentures ». On retrouve ainsi dans la sélection de Philippe Rahm l’ingénieux rideau multicouches et multi fonctions d’Anaïs Fernon (voir AA n°462) et la 10K House de l’agence TAKK et ses « cabanes thermiques » (voir AA n°445 et AA n°453).

D’autres échappées

Toujours dans les Halles Barrouin, une autre exposition mérite d’être saluée car elle met en lumière une forme du design encore méconnue, que certains appellent le design thinking, où les designer·euses appliquent leurs méthodes de conception de l’innovation à des projets plus sensibles et moins matériels, ici réparer ou réactiver les territoires. L’exposition Design des territoires, le lieu est la ressource est présentée par ses commissaire, Emmanuel Tibloux et Ariane Brioist (respectivement directeur et chargée de mission à l’École des Arts décoratifs – PSL), comme « un espace ressource, un endroit de glanage et de partage autour d’initiatives qui naissent d’un design situé et dessinent les leviers d’action [pour] repenser les usages du quotidien, soigner l’ordinaire, réintégrer le délaissé et redonner aux populations le pouvoir d’agir ». Sont ainsi présentées des initiatives pour réinvestir des friches, animer des places publiques, raviver des savoir-faire ruraux et paysans, imaginer une agriculture avec +4°C, etc.

vue de l'exposition Design des territoires

Enfin, les plus insatiables pourront se rendre au Musée d’art et d’industrie de Saint-Étienne pour visiter la très éclairante exposition L’ambition du beau. Celle-ci saura séduire les sachant·es et passionner les néophytes. Et les plus téméraires sont invité·es à faire le traditionnel pèlerinage jusqu’à Firminy et la mystique ou sinistre (au choix) église Saint-Pierre signée Le Corbusier, pour découvrir l’exposition Nos pieds d’argiles imaginées par matali crasset – une proposition sensiblement et scientifiquement nourrie pour des habitats d’un nouveau genre.


La Biennale internationale du design de Saint-Étienne fermera ses portes le 6 juillet 2025. Rendez-vous sur www.biennale-design.com pour parcourir la programmation complète et découvrir l'ensemble des expositions et installations de cette édition.

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