« Ils habitaient avant l’arrivée des architectes ». Les cités redorées de Beutre
En juin dernier renaissaient à Beutre, sous les doigts de l’agence Christophe Hutin Architecture, 93 logements, comme autant de vies réhabilitées après des décennies d’ignorance et d’oubli. Accompagné par le bailleur social Aquitanis, l’architecte a choisi la permanence architecturale et les processus participatifs pour rénover et agrandir ces maisons situées à Mérignac, à la lisière de Bordeaux, tristes héritières des « cités de transit » construites dès les années 1950 pour accueillir des familles délogées et migrantes – logements temporaires sur le papier, en réalité définitifs.
« Quand on réhabilite un quartier de ce type, on ne réhabilite pas que les maisons, on réhabilite aussi la représentation, le rapport à l’institution, le rapport au bailleur social, la représentation de soi et les représentations collectives. »

Images d’archives de la cité de Beutre, construite entre les années 1968 et 1970 et accueillant aujourd’hui jusqu’à quatre générations de familles.
Lauréate du concours lancé par le bailleur social Aquitanis, l’agence débute le projet en 2018 : réhabiliter 93 maisons de plain-pied, essentiellement mitoyennes, réparties dans 20 bâtiments, au cœur d’un environnement naturel « exceptionnel » pour ce site proche d’une base aérienne. Héritières des cités de transit construites dans les années 1950 et 1970 pour loger migrants et familles expulsées de quartiers insalubres, les maisons de Beutre, prévues pour être temporaires, ont été durablement habitées. Au fil des générations, les habitant·es, souvent ouvrier·ères du bâtiment, les ont transformées et agrandies, créant un patrimoine matériel et immatériel unique.
« La majorité des familles arrivées en 1970 sont encore là aujourd’hui. Ceux qui ne devaient rester que deux ans et intégrer ensuite un logement social ou s’inscrire dans un “parcours résidentiel” sont restés. Ils ont eu des enfants qui ont occupé d’autres maisons. L’ascenseur social était en panne. Mais beaucoup d’habitants étaient ouvriers du bâtiment. Ils avaient des compétences : maçons, électriciens, peintres… Ils ont donc modifié et transformé leurs maisons pour les rendre plus confortables, pour établir leur projet de vie et gagner en dignité. Ils ont fait cela avec une grande liberté. »

Les maisons de la Cité de Beutre en 2019
À une reconstruction standardisée – peu fidèle à la vision de l’agence, faut-il le souligner – Christophe Hutin préfère puiser dans l’histoire de ces auto-constructions et les pratiques habitantes les fondements de son intervention. Nourri de ses expériences à Johannesburg, Hanoï ou Détroit – qu’il présentait notamment au pavillon français de la Biennale de Venise en 2021, voir notre article – l’architecte ne cache pas ses égards pour ces « modifications de l’architecture dignes d’intérêts » dont la valeur immatérielle essentielle, selon lui, ne pouvait être soustraite.
« Finalement, nous n’avons pas fait un projet mais mis en place un processus de transformation des maisons, dans un temps long, écrit encore l’architecte. Nous avons inversé ce que l’on entend habituellement par “participation” au sens où ce ne sont pas les habitants qui ont été conviés à une procédure formatée, mais nous, architectes, qui avons cherché à participer aux dynamiques à l’œuvre dans la cité. »

« Dès l’origine du projet, nous avons installé notre équipe dans la cité, dans un logement vide mis à disposition par Aquitanis. Nous étions sur place en permanence pour mener l’enquête. Puis nous avons travaillé avec un collectif d’artistes, le Parti Collectif, qui a mené un travail de résidence et nous a accompagné dans le travail de relation que nous devions engager avec les habitants. Le chapiteau qu’ils ont installé au coeur de la cité est vite devenu le lieu des réunions publiques. On est passé de 15 à 150 personnes présentes aux réunions. »

Axonométrie du quartier. En rouge les auto-constructions, en bleu les extensions dessinées par l’agence.
L’intervention architecturale s’est concentrée sur deux volets : d’une part, résoudre les problèmes techniques (désamiantage, isolation, accessibilité, désimperméabilisation des sols) ; d’autre part, préserver et valoriser les transformations opérées par les habitant·es. Sur les maisons, il s’est agit de « greffer » des extensions de plain-pied, en ossature bois pour moderniser sans effacer. « J’emploie le terme “greffé” issu du vocabulaire médical, pour bien signifier notre volonté de faire une architecture non invasive. Ne pas altérer, ne pas dégrader, faire le moins possible pour produire le plus de plaisir et de liberté pour les habitants », précise l’architecte.
93 maisons, 93 réhabilitations, négociées « plans sur table » avec les habitant·es. « Le logement relève de l’intime, de la vie des personnes. Il n’est pas possible, comme on le voit de manière caricaturale dans la plupart des processus participatifs, d’en discuter dans des réunions publiques. On a donc mené des réunions individuelles, avec les habitants de chacune des maisons. On a fait un inventaire, dans chacune d’entre elles, du mobilier, des agencements, des modifications faites depuis 50 ans. On a fait un plan d’état des lieux par maison. Rapidement, on s’est rendu compte qu’on allait faire 93 projets pour 93 maisons. »
L’équipe a collaboré avec l’anthropologue Éric Chauvier (à qui nous empruntons notre titre, inspiré de celui d’un texte sur les cités, écrit par le sociologue à l’occasion du projet de réhabilitation), qui a recueilli l’histoire des habitants de la cité à travers des entretiens, afin de dépasser marginalisation et stigmatisation. Des rencontres, cercles de parole et un club de femmes ont été organisés pour explorer les enjeux sociaux. Ces récits de vie ont trouvé une oreille attentive dans les dessins mêmes proposés par l’agence : un olivier rapporté du Portugal, un cochon en liberté, un potager partagée… Loin d’être anecdotiques, ces pièces rapportées ont guidé les choix architecturaux et paysagers. Avec les paysagistes Cyril Marlin, Jean-Baptiste Poinot et Amandine Saget, qui dressent l’inventaire écologique du site – mais aussi celui des compétences des habitant·es en matière de jardinage, les chemins et places sont retravaillés, à la lumière du déjà-là.
« Quand on réhabilite un quartier de ce type, on ne réhabilite pas que les maisons, on réhabilite aussi la représentation, le rapport à l’institution, le rapport au bailleur social, la représentation de soi et les représentations collectives. Nombre d’habitants avaient honte de leur quartier, honte de leur maison. Nous avons dû faire face, parfois violemment, au ressentiment accumulé par des années de relégation et d’abandon. Le dialogue était difficile. Il nous a fallu réhabiliter la relation à l’institution et expliquer que nous n’étions pas là pour régler les problèmes du passé mais pour nous occuper du présent, construire un avenir avec eux, par une intervention qui aurait du sens et dans laquelle ils pourraient se retrouver. » Pour Christophe Hutin, Beutre ne fut pas qu’une transformation ; cela pourrait même, selon lui, constituer du logement neuf. « C’est à l’intérieur, en écoutant les habitants que l’on comprend le mieux ce projet. Il n’est pas démonstratif sur les habituelles questions d’architecture. Il l’est sur le plan humain. »

Ci-dessus, avant et après intervention (en bleu les interventions des architectes). Ci-dessous, le lotissement lors de son inauguration.

Réhabilitation des cités de Beutre, Mérignac, Nouvelle Aquitaine
Maîtrise d’ouvrage : Aquitanis, Office public de l’habitat de Bordeaux Métropole
Architectes : Christophe Hutin avec la collaboration de Marion Howa, Antoine Mounier, Fabian Pic, Kloé Yannovitch et Zoé Baurens
Paysagistes : Cyrille Marlin, avec la collaboration de Jean- Baptiste Poinot et Amandine Saget
Consultants : Éric Chauvier (anthropologue) ; Jean-Marie Lespinasse (agronome) ; Laurent Bourguignon (géologue) ; Claire Mestre (psychiatre) ; Joëlle Zask (philosophe) ; Christopher Dell (compositeur) ; Daniel Estevez (architecte)
Bureaux d’études : Cesma (métal) ; Germain Étude Structure (béton), Ideia (VRD), S.O.I.T. (fluides), Antlantic-Ing (amiante), 180 Degrés (thermique), Vpeas (économie)
Superficies : 7 565,3 m² (SHAB totale) ; 5 630 m² (existant) ; 1 935 m² (extensions)
Coût travaux : 12 840 500 € HT (total) ; 128 420,5 €/logement (hors VRD) ; 1 578,7 €/m² (hors VRD)
Statut : livraison 2025



