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Jean-Marc Bonfils ou la force du vide

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© Julien Lanoo

À l’occasion d’un reportage du photographe Julien Lanoo à la Foire internationale Rachid Karamé à Tripoli – conçue en 1963 par Oscar Niemeyer –, la journaliste Joana Lazarova va à la rencontre de l’architecte Jean-Marc Bonfils basé à Beyrouth. Son objectif : comprendre l’histoire peu ordinaire de ce lieu de 75 hectares dont les travaux ont débuté en 1967 avant d’être abandonné lors de la guerre civile en 1975. Reconvertis en base militaire pendant l’occupation syrienne à la fin des années 1980, les pavillons sont aujourd’hui utilisés pour des rassemblements ou des concerts mais le plus souvent, restent vides.
Le reportage de Julien Lanoo, accompagné du texte de Joana Lazarova, est à retrouver dans la rubrique Retour du numéro 417 d’AA. Ici, Jean-Marc Bonfils raconte, en 6 actes, une aventure architecturale qui a modifié le visage de Tripoli.

ACTE 1

C’est en 1962 qu’Oscar Niemeyer débarque à Beyrouth. Il est alors le prestigieux architecte de la nouvelle capital Brasilia. Il a 55 ans. Il ne connait pas le Liban.

Quelques années auparavant, en 1958, Fouad Chehab a été élu Président de la République Libanaise. Il souhaite reconstruire une unité nationale ébranlée par une guerre civile de quelques mois. Le nouveau Président s’appuie sur les études de l’IFRED menées par le père Lebret qui recommande un développement économique et social équilibrant les régions Libanaises.

Le choix de la ville de Tripoli, bastion de l’arabisme Nassérien et deuxième ville du Pays est symptomatique ; c’est là que ce grand équipement est prévu.

“La Foire internationale ”de Tripoli fait échos à la foire Internationale de Damas et de Bagdad construites en 1955 et 1956. Période magique d’une modernité alors triomphante dans les grandes capitales arabes.

Niemeyer décide de résider à Tripoli et dessine sur un terrain de 75 ha un complexe étonnant qu’il intègre dans la ville entre sa partie ancienne et le quartier du port. Niemeyer est venu avec son maquettiste qui découpe à la va-vite des cartons pour donner vie aux formes imaginées par Niemeyer. Le concept est conçu en quelques dessins et en 3D assez rapidement. Il en résulte une véritable cité formée de plusieurs composantes ; l’immense halle des expositions, un bâtiment de 750 m de long en forme de banane qui s’oriente sur la mer et dégage une aire central dans laquelle s’installent le pavillon du Liban, un théâtre expérimental, un musée, un héliport et un amphithéâtre à ciel ouvert. Des logements terminent cette composition urbaine scandée par une succession de plans d’eau et de jardins. L’ensemble décrit un projet urbain avant l’heure et une des plus belles réalisations architecturales au Liban. L’architecture est typique d’Oscar Niemeyer ; lignes fluides reliées par des rampes ou des escaliers qui définissent des séquences, des cadrages et un parcours. Cette multiplicité de bâtiments est avant tout conçue comme un projet d’ensemble.

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© Julien Lanoo

ACTE 2

Le destin de cette cité devient bien plus intéressant quelques années plus tard, sa construction a été extrêmement longue. Les travaux débutant en 1967 ne seront jamais totalement achevés. En 1975, la guerre civile qui ébranle le Liban marque le désintérêt de l’État pour son gigantesque complexe mais bien plus que cela, c’est la structure même du pays tel que la voulu Fouad Chehab qui s’effondre. Les travaux sont alors stoppés. En vérité, c’est toute une période de l’histoire de l’architecture qui va sombrer, celle de l’optimisme de la modernité.

Les bâtiments de la foire existent alors dans leur presque totalité mais sans avoir jamais rempli leurs fonctions initiales et traversent les années de la guerre civile libanaise, comme des coquilles vidées de leur rôle, devenant des témoins muets de l’effritement de l’état moderne qui les a pourtant fait naitre.

ACTE 3

Il est ensuite envisagé, la paix revenue dans le pays des cèdres, de reconditionner l’ensemble des bâtiments. En 2004, la chambre du commerce et de l’industrie propose d’en faire un parc façon Disneyland. Puis en 2006, la Chine propose de reconditionner la Foire internationale en centre d’affaires avec une zone franche dédiée aux produits chinois. D’internationale, la Foire n’a plus que le nom.

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© Julien Lanoo

ACTE 4

Aujourd’hui, l’expérience de cet espace est véritablement des plus étranges.

En quelques mots, on passe de l’espace comme expérience d’une absence, étrange, triste, solitaire et romantique, détachée de toute contextualité à l’espace narratif qui force à comprendre la relation entre la subjectivité de l’expérience spatiale décontextualisée et les intentions initiales devenues entre-temps un espace compassionnel.

Dans un magistral article de la sociologue et historienne de l’art Pelin Pan, l’auteur cite « Ruins Thinking : The juin » de Jalal Toufic : le fait de vouloir remplacer ou reconditionner des bâtiments en ruine est un acte sacrilège parce que toute ruine contient en elle-même un labyrinthe qui témoigne à la fois de l’espace et du temps. On ne peut pas éliminer une ruine ou la reconditionner sans faire preuve de la même brutalité que ce qui en a cause sa perte en temps de guerre.

En somme, l’architecture est un espace qui contient la somme des destins possibles d’un espace-temps.

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© Julien Lanoo

ACTE 5

À partir de cette constatation qui suppose et impose tout « acte d’architecture » – fut-ce une ruine – comme un acte politique et artistique qui vont au-delà des considérations romantiques de ce que la « présence d’une absence » peux signifier aux yeux de certains, je ne peux m’empêcher de penser à d’autres exemples. Le complexe sportif longtemps inachevé que Le Corbusier avait commencé à construire à Bagdad dans les années 1950, ou à ces essais manqués de grand musée qu’Alvar Aalto avait été invité à construire à Téhéran ou encore à ces bâtiments universitaires de TAC (The Architect Collaborative – Walter Gropius) à Bagdad.

Et de poser la question du rapport qu’entretient l’individualité d’une oeuvre d’art comme espace publique comme s’il existait dans cette partie du monde une impossibilité d’évoquer l’un sans détruire l’autre. Ou plus précisément comme si l’un ne pouvait exister sans détruire l’autre. Mais quel sens aurait une architecture élevée au statut d’oeuvre d’art si elle n’était pas publique…

ACTE 6

Il y aurait dans ces oeuvres inachevées une force unique peut-être due à ces espaces dont le « contenu est congédié sans retour » mais capables par leur existence même de questionner nos villes. Car même si ces espaces n’ont plus aucun rôle, ils auraient par leur seul présence – à l’image des trous noirs capables de tout engloutir par la force de leur seul densité – la capacité de remettre en cause les idée reçue et nous engager dans une dimension salutaire… Et optimiste…

« La densité du vide » et son pouvoir : une chance pour réaménager ces villes du Moyen-Orient à présent détruites ?

Jean-Marc BONFILS, Architecte DPLG, 2016

Jean-Marc Bonfils est le fondateur de Jean-Marc Bonfils Architects et enseigne à l’Académie Libanaise des Beaux-Arts. Il est membre de l’Ordre des Architectes et Ingénieurs de Beyrouth, Membre de l’Ordre des architectes d’Ile-de-France, membre du Comité national pour la préservation des vieilles maisons françaises et membre fondateur du Heritage and Patrimony committee, Ordre de Ingénieurs et Architectes du Liban.

Pour retrouver le portfolio de Julien Lanoo accompagné du texte de Joana Lazarova publié dans le numéro 417 d’AA, rendez-vous sur la boutique en ligne.

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