La prochaine édition de la biennale itinérante Manifesta aura lieu en 2020 à Marseille. © DR
La prochaine édition de la biennale itinérante Manifesta aura lieu en 2020 à Marseille. © DR

Inclassable

Winy Maas, Matthieu Poitevin : « La démence de construire »

Après Zurich en 2016, et Palerme en 2018, en 2020 aura lieu à Marseille la 13e édition de Manifesta, biennale européenne d’art contemporain itinérante. L’analyse urbanistique et architecturale préparatoire à la programmation artistique de l’événement a été confiée à Winy Maas, de l’agence MVRDV.

Dans le cadre de cette étude programmatique in situ, un partenariat a été organisé entre The Why Factory, institut de recherche du département d’urbanisme de l’université d’architecture et de l’environnement bâti de Delft, dirigé par Winy Maas, et l’ENSA-M, l’École Nationale Supérieure d’Architecture de Marseille. En novembre dernier, à l’occasion d’un workshop réunissant les étudiants de The Why Factory et ceux du studio de Matthieu Poitevin, fondateur de l’agence Caractère Spécial et enseignant à l’ENSA-M, les deux architectes échangent autour de la notion de « folie », à la fois comme typologie architecturale et posture.

Propos recueillis par Anne-Valérie Gasc.

Anne-Valérie Gasc : Dans le cadre de Manifesta #13, vous avez mené, Winy Maas, avec les étudiants, une analyse territoriale problématisée de la ville de Marseille. Dans ce contexte, quelle est la nature d’une telle commande, ses perspectives et votre marge de liberté ?

Winy Maas : Notre présence à Marseille, sur l’invitation de l’association Manifesta, est un choix politique. Il s’agit de positionner Marseille à l’échelle de l’Europe au titre d’une ville manifeste : montrer en quoi elle est un moteur de diversité et un acteur collaboratif des grandes villes européennes. Nous avons été désignés pour mener une recherche sur son urbanisme et éclairer les situations à partir desquelles imaginer une programmation artistique, des expositions. Manifesta veut s’inscrire dans la ville de Marseille, s’inspirer de la ville. Manifesta veut inspirer la ville de Marseille et ses habitants. Dans ce contexte, je me positionne clairement comme urbaniste. Je ne travaille pas sur un projet prédéterminé. J’observe d’abord la situation, les situations et j’échange avec les artistes, les écrivains, les agents culturels de ce territoire, pour imaginer une série de projets. C’est un complexe des situations ici. J’espère que les acteurs de Manifesta #13 travailleront avec cette observation urbanistique. Dans un second temps, il s’agira de travailler avec des artistes invités et un budget restreint, sans restriction des idées. Cette liberté est fantastique et le possible succès de Manifesta dépendra à la fois de l’inventivité et de la profondeur de la proposition. Est-ce que les propositions auront du sens ? Ce sera le critère premier de cette liberté.

 

AVG : Les récents événements dramatiques qui ont touché le centre-ville marseillais influencent-ils votre manière d’aborder cette analyse ?

WM : Certainement. Bien que, outre son accueil, la municipalité ne soit pas, jusqu’à présent, réellement engagée dans notre processus de travail, nous verrons par la suite si ses agents prendront partie dans notre analyse. Ce qui est très intéressant à Marseille, c’est son énergie. Malgré son évidente inertie (les immeubles effondrés en témoignent), Marseille déborde d’une énergie conjuguée. Le soulèvement citoyen à La Plaine manifeste de ce paradoxe : une panique et une croyance optimiste simultanées. Comment utiliser cette contradiction d’une manière constructive, positive ? Cela m’intrigue et me motive, bien que je ne comprenne pas encore pleinement cette situation là.

 

AVG : En quoi votre rencontre à tous les deux est-elle éclairante à ce sujet ?

Matthieu Poitevin : Si j’ai accepté de faire partie du workshop « 1000 idées pour Marseille », c’est d’abord parce que j’aime les rencontres. L’idée de rencontrer et surtout de travailler avec Winy Maas était très excitante. J’ai été outragé par la violence de ce qui s’est passé à La Plaine, à savoir, emmurer un espace public. Il fallait pour moi orienter le travail des étudiants sur ces thématiques là. Le seul endroit où l’architecture peut être totalement libre d’expression, d’envie et de volonté, où la pensée architecturale peut se développer sans entrave et donc là où elle peut transgresser toutes les règles, c’est bien à l’école, avec les étudiants. Travailler au sein d’un workshop avec Winy Maas qui fait des folies depuis toujours, cela consiste justement à demander aux étudiants de s’affranchir du contexte et des contingences réelles pour proposer une vision qui puisse transporter au-delà de la violence urbaine. Il ne s’agit pas de nier ces problématiques contextuelles mais de les transcender : c’est en provoquant une onde de choc plus importante encore que nous pourrons embrasser et comprendre ce tremblement marseillais.

WM : Concernant l’espace public, je suis d’accord avec Matthieu. Mais il y a bien d’autres endroits et d’autres moments dans la ville où les marseillais ne sont pas des voisins. Que faire du port, par exemple ? Qui peut décider de son devenir : les habitants ou leurs élus politiques ? Dans ces marges d’étrangeté, comment engager, ensemble, le devenir de la ville ? C’est aussi un sujet.

 

AVG : La culture est pour une ville une chance de « folie » : comment votre travail d’architecte peut-il favoriser cette émergence, sans justement tomber dans l’institutionnalisation, dans la « domestication » ?

WM : Je comprends bien le danger dont vous parlez, mais les gens ne sont pas stupides et je n’ai pas peur de cet écueil. Chaque proposition est au risque de la faiblesse, de la superficialité, du manque de nuance. D’où le dialogue indispensable avec la population marseillaise. C’est pour cela que je préfère au mot « folie », celui de « concept », que j’adore. Nous utilisons une méthode de travail dite « conceptuelle » pour esquisser des propositions d’intervention à la fois simples et directes, mais ouvertes et malléables pour accueillir toutes les idées. On a besoin de cette combinaison entre évidence et remise en question. Le livre que nous allons éditer pour Manifesta a pour objectif de communiquer nos concepts auprès de tous pour, justement, recueillir des avis critiques. Je suis architecte et mes bâtiments, mes interventions, sont aussi des supports de communication. Ces objets de dialogue me semblent fondamentaux dans un monde qui bouge, dans une société pleine d’incertitudes. Tes projets Matthieu sont aussi très communicants au sens de manifestes, directs. Est-ce qu’ils risquent d’être « domestiqués » ? Pour ma part, je me réjouis de l’usage approprié que font les gens de nos projets.

MP : Notre travail est un travail d’échange, de dialogue entre l’histoire que chacun raconte individuellement à l’architecte, et celle, porteuse du projet, que l’architecte raconte à tous. Je donne des directives et des directions, que les usagers traduiront ensuite, chacun à leur manière. Cela dit, contrairement à Winy, je pense que, si les gens ne sont pas stupides, tout est fait dans ce monde pour les rendre de plus en plus idiots, pour les déresponsabiliser de toute chose, les infantiliser à un point incroyable de sorte que personne n’assume l’échec.

Caractère Spécial, Centre national des arts du cirque, Châlons-en-Champagne, 2015 © Sébastien Normand
Caractère Spécial, Centre national des arts du cirque, Châlons-en-Champagne, 2015 © Sébastien Normand

AVG : Selon vous, jusqu’où peut aller un architecte ?

MP : Je n’en sais rien et heureusement. Heureusement que l’architecture n’a pas de limite et qu’à chaque fois que je fais un projet, je ne sais ni où il m’emmène, ni où il s’arrête, je me laisse toujours surprendre par le projet. Je tente et j’explore des directions inattendues qui me rendent un peu moins con à la sortie du projet.

WM : Être illimité, tel est l’objectif. C’est un art de vie. C’est ce à quoi renvoie ma question « What’s next ? ». À Tirana, notre observation sous forme de datascape (paysage de données) soulève des protestations. Notre travail révèle ce qui est caché dans la société. Ces moments où l’autre dit « non » sont intéressants car ils confrontent notre analyse ouverte et nos projections illimitées, à des frontières invisibles.

MP : La limite n’est jamais chez l’architecte mais dans la perception de l’architecture. L’architecture est un art de commande qui confronte chaque projet, aussi beau et généreux soit-il, à la compréhension limitée de celui qui l’évalue. Je voudrais faire en sorte qu’à la présentation d’un projet, la première réaction de mon interlocuteur soit d’aimer ou non la proposition, pas de l’évaluer selon des repères pragmatiques de fonctionnalité par exemple. Malheureusement, ce qui est spontané, n’est, de fait, pas compris chez l’autre.

WM : D’un autre côté, c’est bien ce qui est souvent excitant : l’incertitude qui accompagne l’absence de limite. Je suis le propre spectateur de mon incertitude. C’est un aspect stimulant du travail de l’architecte. Je ne sais non seulement pas le futur mais encore moins la réaction de mon commanditaire. Chaque fois, à chaque projet, je joue une carte qui est dangereuse pour moi-même… au risque d’avoir peur à cet instant.

 

AVG : Matthieu Poitevin, selon vous, « si l’architecture est une création, alors elle doit avoir sa part d’insolence ». Quel est, à tous les deux, votre projet réalisé à ce jour le plus insolent ?

WM : Il m’est impossible d’en choisir un seul. Cela dépend des périodes et je défends toujours mes enfants… Actuellement, la discussion qui entoure la bibliothèque de Tianjin Binhai  [livrée en 2017 Chine, ndlr] me passionne car le projet continue sous une autre forme. L’inauguration de cette architecture a fait un premier buzz dans les médias, suivi d’un deuxième, deux semaines après, qui déclarait que les livres y étaient peints. Je suis allé le constater sur place et ai écrit immédiatement au commanditaire : « Tu as peint les livres ? Mais tu es fou ! ». Il m’a alors expliqué que l’État ne lui donne ni le budget, ni le droit d’acheter davantage de livres. Nous avons donc conçu un espace symbolique qui déclare au monde que la Chine est un pays de connaissance alors que l’état ne lui en donne pas les moyens. Comment dès lors utiliser ce projet comme base à une avancée, comme moteur d’une progression sociale ? L’architecture de la bibliothèque de Tianjin Binhai est d’une grande insolence. Et cela malgré moi car je n’avais pas anticipé l’incidence de ce projet dans le contexte politique chinois.

MVRDV, Tianjin Binhai Library , 2017 © Ossipe
MVRDV, Tianjin Binhai Library, Tianjin, Chine, 2017 © Ossip

MP : Pour moi, l’insolence est la plus grande des sagesses. Elle est la forme la plus drôle et aimante d’un rapport au monde que j’institue pour déranger gentiment les gens. Le rire déclenche l’inattendu, et c’est ce que j’essaie de trouver dans mes projets. L’accident, le facteur risque qui va faire que la vie va prendre l’architecture. Mon projet le plus insolent est probablement le jour où je n’en ferai plus. Cette image d’architecte insolent est compliquée à Marseille car que ce soit dans les collectivités territoriales ou auprès des commanditaires privés, on ne veut surtout pas être dérangé. Et pourtant, l’expérimentation de l’insolence est plus pertinente dans une ville que tu connais bien. Je n’aurais pas cette prétention dans une ville que je découvrirais et où je privilégierais plutôt le temps passer à rencontrer ses habitants.

WM : Tes projets sont-ils anarchistes ?

MP : Je ne suis pas anarchiste, mais libertaire, dans le sens où j’offre des espaces de liberté entendus comme inutiles, des espaces qui ne servent à rien. La ville efficace et rentable ne rapporte plus assez aux promoteurs aujourd’hui. Je crois que le seul moyen d’apporter une valeur ajoutée à l’architecture actuelle, et de construire la ville autrement, consiste à penser les espaces connexes au logement, au bureau… Je me bats depuis 25 ans pour détourner cette nécessité de concevoir des espaces ajoutés, au profit de marges de liberté. Avec le temps, je me rends compte que pour avoir une chance d’offrir ces espaces libérés, il faut être le plus rationnel possible dans la construction. J’essaie de faire aujourd’hui des bâtiments dont la précision technique, que ce soit le béton préfabriqué au Centre national des arts du cirque [livré à Châlons-en-Champagne en 2015, ndlr] ou le bois à Brest [pour le Centre national des arts de la rue et de l’espace, concours perdu, 2018, ndlr] permet que tout puisse se passer dans leurs espaces intérieurs.

Caractère Spécial, Centre national des arts de la rue et de l'espace public, concours, Brest, 2018 © El Atelier
Caractère Spécial, Centre national des arts de la rue et de l’espace public, concours, Brest, 2018 © El Atelier

AVG : Winy Maas, par amour de la ville de Gwangju, en Corée du Sud, vous fermez au trafic une rue rebaptisée « I love street ». Matthieu Poitevin, vous dites que votre vocation consiste à « construire des bâtiments invisibles ». Vous semblez tous deux vous soustraire de la construction, pour faire advenir de l’architecture. Construire est-il notre plus grande folie contemporaine ?

MP : Il ne s’agit pas d’éviter de construire, il s’agit de construire autre chose qu’un objet. C’est construire un système, un processus, une envie, une situation qui va au-delà de l’objet.

WM : Ça peut être un objet sous réserve que son ambition soit au-delà de l’objet : qu’il soit ouvert, diffusant. Bon, que fait-on alors avec le front de mer ?

MP : Si tu vas de l’Estaque à la Pointe rouge, Marseille est la ville avec le plus grand front de mer d’Europe. Sur la Corniche, on a aussi le plus grand banc du monde. Tout ça est très bien comme ça. La vraie mutation serait de donner à tous les quartiers nord l’accès à la mer. Comment transformer une darse du port autonome qui n’a plus vocation aujourd’hui à être un port marchand, en un lieu de villégiature maritime ? Ce serait une folie d’en faire une marina pour yacht de luxe. Mais faire une piscine ouverte sur le large, faire un grand complexe de piscines d’eau de mer dans le port, ça, ce serait génial.

Retrouvez Winy Maas dans le dernier numéro d’AA, consacré à l’ornement, dans un article d’Andrew Ayers dédié aux Crystal Houses de MVRDV, livrées en 2016 à Amsterdam. Le n° 429 d’AA est encore disponible sur notre boutique en ligne.

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